La vigueur d’un certain Lavigne
–– Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant de vigueur, s’écria
le frère de Jocelyne Martin ; si la crise que nous connaissons s’aggrave
encore, nous serons tous dans le caniveau.
Mlle Martin se garda de répondre, et se hâta de
plaisanter son frère et le jeune Pierre Vallade, sur la peur que leur faisait la
vigueur du jeune Bernard Lavigne dont ils parlaient, lequel Lavigne était son
soupirant. Ce n’était au fond que la peur de rencontrer l’imprévu, que 1a
crainte de rester seule en présence du jeune homme.
–– Auriez-vous peur du ridicule, messieurs, la peur du
ridicule, ce monstre qui par malheur est mort ?
–– Il n’y a plus de ridicule, dit M. Martin, dans un pays où
il y a plusieurs partis.
Sa fille avait compris cette idée.
––Ainsi, Messieurs, disait-elle, vous aurez peur toute votre
vie, et après on vous dira comme La Fontaine : « Ce n’était pas un loup,
ce n’en était que l’ombre. »
Jocelyne Martin les quitta bientôt.
Dans ce 21eme siècle, où toute vraie vigueur est
morte, la sienne leur faisait peur. Elle avait décidé de dire à son amant,
Bernard Lavigne, artiste peintre de renom, les mots de son frère. Elle était
curieuse de voir la réponse qu’il y ferait. Elle chercherait un de ces moments
où ses yeux brillaient, de telle façon qu’il ne pourrait point lui mentir.
–– Ce serait une honte ! dit-t-elle à voix haute après
une longue et indistincte rêverie. Eh bien ! les ennuis recommenceraient
une fois de plus ! Quels rôles joueraient Pierre et mon frère, dans tout
cela ? Serait-ce écrit d’avance : la résignation absolue ?
« Seraient-ils, devant Dexia Bank, des moutons se
laissant égorger sans mot dire par le peuple ? Leur seule peur, en
mourant, serait encore de mauvais goût. Mon petit Bernard brûlerait la cervelle
à la foule qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’audace de se sauver.
Et tout ça parce que c’est la gauche, parce que c’est la droite, parce que
toutes ces banques, quelles qu’elles fussent… bref, parce que c’est la crise,
et qu’elle est de plus en plus devant nous.
Ces derniers mots la rendirent pensive ; ils réveillaient
les pénibles souvenirs qui avaient secoués le pays, et lui ôta toute sa
hardiesse. Ces mots lui rappelaient toutes les séances du gouvernement, les
plaidoiries des hommes de droite contre celles des hommes de gauche. Sans
compter les écologistes.
––Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume
et la fréquence de ces difficultés financières, prouvent, à elles-seules, en
dépit de tous ces banquiers, que Bernard Lavigne est l’homme le plus
distingué que nous ayons vus cet automne et que nous verrons encore cet hiver.
Qu’importe ses défauts ?
« Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux, si
bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre, et qu’il a peu étudié pour
se faire ce que l’on appelle « une situation » ; c’est un
artiste ; eux, ils sont gérants de banques, directeurs de sociétés
importantes, et n’ont souvent pas eu besoin d’études pour accéder à leurs
postes, c’est plus commode. Ils étaient là au bon moment, ou bien à celui qu’ils
attendaient sans pour autant y croire. Ils font peur, puisqu’ils sont des
plébéiens de mérites et qu’ils sont des parvenus sans valeur, rien n’est plus
clair.
« Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin
et imprévu, leur premier regard n’est-il pas pour Bernard ? Je l’ai fort
bien remarqué. Et pourtant, ils savent bien que jamais il ne leur parle. Ce n’est
qu’à moi qu’il adresse la parole. Il me croit l’âme haute.
« Il ne répond à leurs objections que juste parce qu’il
veut être poli. Il se garde de donner son opinion devant la leur, par respect.
Respect de qui et de quoi ?
« Avec moi, il discute des heures entières, il n’est pas
sûr de ses idées, je n’y trouve pas la moindre objection. Enfin, tout cet
automne, nous n’avons pas eus d’algarades ; il ne s’est agi que d’attirer
l’attention par des paroles. J’espère qu’il en sera ainsi cet hiver. Eh bien,
mon père, homme qui se croit supérieur à tous, respectez Bernard.
« Il y a du mépris dans vos propos, dans tout, mon cher
père. Votre hait, personne ne le méprise, bien entendu, si ce ne sont les
dévotes amies de ma mère.
Jocelyne Martin s’apaisa, comme vaincue tout à coup ;
demain, Bernard se présentera à la porte pour y demander sa main, et Jocelyne
sait que son père n’y consentira point. Il devra la conquérir d’une façon qu’il
répugne : la fausseté.
–– Il touchera au triomphe, j’en suis sûre, et mon père sera
obligé de l’accueillir au sein de notre famille. Nous fêterons nos épousailles
en grandes pompes. On l’appellera peut-être Monsieur Lavigne et non
Bernard, comme un domestique ?
*
* *
Le Lendemain, 20 heures,
L’heure sonnait à la Cathédrale Saint-Paul. Jocelyne était
assise dans le fauteuil qu’il lui était familier. La domestique entendit la
sonnette et jeta un coup d’œil à M. Martin qui s’emblait
dire : « Dois-je ouvrir, si c’est ce jeune homme ? »
Oui. Les domestiques sont les premiers informés de ce qui se trame dans la
maison de leur maître, comme on disait encore chez les Martin.
Bernard Lavigne fit quelques pas, tendit son parapluie et son
chapeau au larbin et fut dévêtu de son gros pardessus. Personne ne se leva pour
l’accueillir, bien entendu, sauf Jocelyne qui se pressa à sa rencontre. Son
visage était crispé. Son allure même était différente des autres jours, et
Jocelyne faillit ne pas le reconnaître. Il était grave. M. Martin murmura,
presque gêné de recevoir le jeune homme :
—Bonjour, Bernard, vous avez choisi un bien vilain soir pour
nous rendre visite. D’ailleurs, M. Vallade et moi-même pensions que vous n’auriez
pas le courage de vous mettre en route par ce temps de chien. Vous avez pris le
métro ?
–– Oui, monsieur.
–– À quelle heure est le dernier métro, monsieur Vallade ?
—Vous savez que j’ai horreur de ces moyens de transports où
tout le peuple se serre l’un contre l’autre, se donne la grippe sinon d’autres
maladies.
— Fichtre ! Qu’en pensez-vous, Lavigne ?
— Rien.
— Impertinent, avec ça…, dit Vallade.
— En effet, monsieur. Je vous prierai d’agir vite et de régler
l’affaire qui nous occupe rondement, car je ne suis pas votre valet.
Il y eut un silence, M. Martin ne dit mot, tandis que de son
côté Pierre Vallade se sentit offensé par ces mots et dit avec véhémence :
— Monsieur, je ne vous
permets pas…
— Vous n’avez rien à me permettre, mon petit Pierre, n’oubliez
pas que vous siégez dans cette pièce grâce aux bons soins de M. Martin. Vous
voyez, mon petit Pierre, moi aussi, je puis me permettre de jouer avec le
vocabulaire de jadis… De nous deux, rappelez-vous, c’est moi qui était le
premier en français au collège ?
— Ce n’est pas une raison, mon ami, souvenez-vous que vous
êtes pauvre… Qu’allez-vous devenir, je vous pose la question ?
Pierre Vallade crut avoir touché un point sensible, mais
Lavigne ironisa :
— Je ferai comme vous, je serai un homme du néant devenu riche
et arrogant ; je serai l’homme le plus grossier qu’on eût encore jamais vu
à Paris. C’est alors que je me souviendrai de tout ce que les parvenus de votre
genre m’ont fait souffrir, et je leur rendrai toutes les humiliations qu’ils m’ont
faites.
« J’aime aussi à commander et je commanderai. J’aime qu’on
me loue et on me louera. J’aurai toute une bande de flatteurs comme
connaissances, car vous le savez on ne reste qu’un manant si les autres ne vous
sourient pas, même s’ils n’ont que faire de vous et de votre famille.
« Je m’enivrerai tous les soirs dans les rues dont vous n’osez
prononcer les noms, parce que vous en avez peur ; j’aurai toutes sortes de
vices délicieux. Je prouverai que certains auteurs sont des génies, justement
parce qu’il parle aux petites gens ; je frapperai violemment et partout
les gens qui ne sont rien, tels vous qui ne savez rien de la vie. Fumez vos
cigares ! Vous me méprisez par envie, parce que je suis modeste et que je
ne montre pas cette modestie pour déguiser quelque orgueil parce que je suis
dans le besoin.
Jocelyne Martin avait peur et cette peur la paralysait comme
il n’était pas permis. Elle n’avait jamais pensé, même un instant, que Bernard
oserait parler de la sorte à Vallade, devant son frère et son père. Elle se
posait, sans y prendre garde, la même question que Pierre Vallade avait
posée : « Qu’allez-vous devenir ? »
Était-il possible que le jeune homme qu’elle aimait ne se
rende pas compte qu’il ne parlait pas à des ouvriers ? Elle savait depuis
longtemps que Bernard exerçait ses sympathies aux côtés des pauvres, voire qu’il
côtoyait même les SDF. Elle était surprise qu’il vînt demander sa main à son
père dans un tel langage ? Elle tenait un mouchoir à la main, allait
peut-être sans servir, quand elle se leva brusquement pour dire :
— Bernard, je vous prie de retirer vos propos, vous voyez bien
qu’ils me rendent mal à l’aise, tout comme vos hôtes. Mon père vous a reçu à ma
demande, pour sceller notre amour, devant mon frère et M. Vallade qui est un
ami de la famille…
— Un homme qui n’a pas fait de grandes choses dans sa vie, et
qui, tout comme votre père est désargenté… Je me suis renseigné sur votre
famille, ma chère, je n’en voudrais de pareille pour rien au monde.
Surprise ? Je préfère rester chez moi.
« De nombreuses femmes, assure-t-on, sont jalouses et se
plaignent de leurs maris quand ils retournent chez eux fût-ce pour y passer une heure. Ils s’épanouissent
et se montrent d’une humeur particulièrement enjouée qui irrite leurs épouses.
Vous n’aurez pas à vous en cacher, Jocelyne, je ne serai jamais votre époux.
« Votre père pourra ainsi continuer à recevoir, tout en
affirmant qu’il est fortuné et ne professera jamais qu’il n’eût rien été sans
votre mère… Parfois, quand j’ai du temps à perdre, je me demande qui ressemble
à un laquais dans cette maison, si c’est l’homme qui vient ouvrir la porte ou
votre père. Je vous salue, Jocelyne, et vous souhaite bonne chance…
Bernard Lavigne refusa que le domestique lui rende son
pardessus, son chapeau et son parapluie ; il ne voulut pas davantage qu’on
lui ouvrît la porte et l’aidât à descendre les quelques marches qui le
séparaient du trottoir. Il était minuit, l’heure du crime, et il n’avait tué
personne.
Il était libre !
Liège,
Belgique, août 2014
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