La femme muette
Ce fut un 2 juin
que Laure Drouart perdit l'usage de la parole. Elle avait passé une nuit
blanche. Son mari, atteint d'une maladie incurable, avait la grippe et une
forte température. Ce matin-là, elle était restée à son chevet jusqu'à 11
heures, lorsqu'elle se retira pour aller consoler sa fille Marion, qui pleurait
la mort de son chien.
Un
an auparavant, le malheur avait fait son entrée dans la famille Drouart, jusqu'alors
si heureuse. De leurs trois filles, il ne restait plus aux parents que la
dernière, Marion, qui avait six ans et que l'on surnommait Minouche. Un jour,
sa sœur Claudia était partie avec ses grands-parents pour une promenade en mer.
Leur embarcation s'était retournée et avait été emportée par les flots. D'un
seul coup, Laure Drouart perdait son père, sa mère et l'aînée de ses enfants.
Peu après, sa seconde fille, Marie-Louise, mourait sur la table d'opération.
Le
timbre de la porte d'entrée sonna. Le facteur apparut sur le seuil, une lettre
recommandée à la main. C'était un message que les anciennes compagnes de classe
de Marie-Louise, qui passaient ce jour-là dans la grande salle de l'école
voisine leur examen de fin d'année, adressaient à Laure Drouart en souvenir de
la petite défunte.
Laure Drouart
avait froissé la lettre, puis, gravissant lentement l'escalier, elle s'était
rendue au chevet de son époux. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais ne put
articuler un son.
Après l'avoir
examinée, le médecin avait attribué la perte de sa voix à une réaction
provoquée par la fatigue et le choc nerveux. Le diagnostic parut justifié car,
en effet, sa voix était revenue progressivement.
Son mari, qui
était dentiste, ne pouvait reprendre son travail. Leurs économies commençant à
s'épuiser, Laure avait accepté un poste de représentante pour le compte d'une
maison d'édition. De temps à autre, sans aucun symptôme préalable, elle perdait
brusquement sa voix, ce qui était malaisé pour une représentante. Elle dut
abandonner son travail. Elle attribuait ses crises à la fatigue, mais elle
n'avait pas le temps de s'occuperde sa santé, avec un mari malade et une petite
fille à surveiller. Onze mois, jour pour jour, après qu'elle eut perdu sa voix,
son mari mourait.
Autrefois,
Laure avait été une femme heureuse, dont le rire insouciant était contagieux.
Pendant cette longue et douloureuse année, elle s'efforça de rester la même aux
yeux de tous. Elle n'avait aucun goût pour le tragique et se refusait aux
scènes larmoyantes. Lorsque son mari était mort, elle estima que ce deuil était
une affaire privée. “Il me reste Minouche, se dit-elle. Elle est ma raison de
vivre. Elle a droit à une enfance heureuse.”
Cependant,
Laure continuait à éprouver de plus en plus de difficulté à parler et elle
avait des crises de plus en plus fréquentes, au cours desquelles elle était
murée dans un silence effrayant. Elle se décida enfin à consulter un
laryngologiste. Le praticien lui déclara qu'elle avait un cancer de la gorge et
la persuada de consentir à l'ablation des cordes vocales.
Après
l'opération, le chirurgien lui dit :
–– Il ne tient
qu'à vous, si vous le voulez, de réapprendre à parler.
Il lui recommanda
une école à Paris où les gens qui avaient subi la même opération étaient
rééduqués d'après une méthode spéciale. À cette proposition, elle hocha la tête
négativement et expliqua qu'elle n'avait pas les moyens de se rendre dans la
capitale française. Ses seules ressources provenaient d'une hypothèque sur sa
maison.
Une semaine plus
tard, elle reçut une lettre d'un certain David May, un américain demeurant dans
la ville lumière, auquel son médecin avait écrit.
May, victime
comme elle du cancer de la gorge, avait réappris à parler. Ilconsidérait comme
un plaisir et comme un devoir d'adresser des lettres d'encouragement à tous
ceux qu'il savait atteints de la même maladie.
Laure Drouart lui
répondit qu'elle désirait quelques renseignementscomplémentaires. Elle devait
apprendre ainsi que cette méthode derééducation était fondée sur la capacité
que nous avons d'avaler de l'air enl'aspirant non dans les poumons mais dans
l'estomac et, de le rejeterensuite, en contrôlant l'expiration.
Le mot est le
plus facile à dire est scram, lui
avait écrit son instructeur bénévole. Efforcez-vous de prononcer ce mot, mais
ne vous inquiétez pas. Si vous réussissez à le dire en novembre, vous pourrez
être contente de vous. ”
Ceci se passait
en février. Laure ne connaissait pas la signification de ce mot Américain et
personne ne semblait encore en savoir la signification. Pourtant, pendant des
heures, allant parfois jusqu'à la limite du désespoir, Laure Drouart
s'astreignait à ces exercices. Elle n'obtint aucun résultat qui pût
l'encourager. Elle respirait à l'aide d'un tube placé dans la gorge et,
lorsqu'elle prenait un bain, elle avait appris à éviter que l'eau ne pénétrât
dans le tube et inondât ses poumons. Elle ne parvenait pas à apprendre à «
avaler l'air dans son estomac et à le rejeter lentement ».
Laure avait
toujours été profondément croyante. Pendant ces mois pénibles, elle avait prié
Dieu de lui accorder la patience et la force d'âme dont elle avait besoin.
Elle
devait s'attendre, se disait-elle, à prononcer en novembre le mot scram ainsi que le lui avait écrit son
mentor, si elle s'exerçait avec une assiduité suffisante. Un jour de mai, elle
décida d'y renoncer et de concentrer tous ces efforts sur un autre mot, un mot
bien français, qu'elle souhaitait ardemment exprimer. À 14 h 30, elle le
prononça tout à coup, avec une netteté qui l'épouvanta. Elle s'assit dans le
salon et répéta sans cesse ce même mot jusqu'au moment où sa fille rentra de
l'école. La petite-fille pénétra dans la pièce et Laure Drouart avait dit :
—
Manon !
Un
moment, elles se regardèrent fixement, puis tombèrent dans les bras l'une de
l'autre.
Aujourd'hui,
Laure Drouart parle facilement, d'une voix basse, agréable, légèrement voilée.
Elle raconte les incidents comiques qui lui étaient advenus tandis qu'elle
cherchait à se procurer, par un moyen qu'elle neconnaissait pas, le souffle
nécessaire à la parole. Lorsqu'elle reprit une vie normale, elle fut d'abord
employée au service des permis de conduire. Elle était chargée de remettre les
permis et, pour cela, il lui fallait parler du matin au soir.
Un
jour, elle a pris la parole au micro de RTL, pour raconter son histoire et prodiguer
ses encouragements à tous ceux que terrorise le mot « cancer ».
Laure
Drouart se comporte tellement simplement que ses amis ont peu à peu appris à la
considérer tout naturellement comme une femme ayant le sens de l'humour et qui
excelle à raconter une anecdote. Comme son professeur américain, David May,
elle s'intéresse à ceux qui doivent affronter cette épreuve, épreuve qu'elle
avait dû braver elle-même ; elle ne demande qu'une chose : aider autrui, comme
David May l'avait aidée. Mais ce sont les seules occasions où elle consent à
parler d'elle.
C'est
pour avoir refusé de se complaire dans son malheur que Laure a pu conserver un
foyer heureux à l'enfant qui lui restait.
Liège (Belgique), janvier 2016
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