Un samedi de novembre peu ordinaire

Quelle heure était-il quand tout commença ? Il ne pouvait le dire avec certitude. Ce jour-là, dans sa ville, il pleuvait, il faisait froid, il faisait gluant. Dans son pays, été comme hiver, il pleuvait la plupart du temps quant il ne faisait pas un froid de canard.
Après sa douche, son petit déjeuner et tout ce qu’un homme censé prépare en début de journée, il s’installa à son bureau, après avoir bourré la première pipe de la journée. On était samedi. Un jour de congé pour presque tout le monde, ainsi que le dimanche, sauf pour lui qui aimait raconter des histoires dans l’unique but de distraire ses contemporains. Il en faisait partie depuis des lustres, comme chacun sait.
Sa table de travail était presque en ordre, son pot à tabac à sa gauche, ses pipes à sa droite, ses stylos, bref, tout ce qu’il fallait pour bien commencer un récit. Son Smartphone se trouve à sa droite et est activé en cas où… mais, il n’attendait nul coup de fil. Tant mieux. Il n’appréciait guère être dérangé, quand il rédigeait un récit ou une Nouvelle. Quand c’était le cas, il ne savait plus où il en était, si la personne qui vous interrompait vous demandait des nouvelles de la tante Berthe que vous n’avez plus rencontrée depuis des semaines et qui, quand c’est le cas, n’arrête pas de se plaindre.
La boîte d’allumettes dans la main gauche, il s’apprêtait à lancer l’une d’entre elles sur le frottoir quand le Smartphone résonna. C’était un numéro masqué. En général, il ne répondait pas à ce genre d’appel, pour la bonne raison qu’il s’agissait presque toujours d’une société qui voulait vous vendre quelque chose dont vous n’avez nullement besoin. Pourquoi, en ce samedi, avait-il décroché, aussitôt furieux contre lui-même, entendant une voix qui ne lui était pas familière et qui lui demandait si c’était bien lui ? Sans attendre que cette voix lui explique le motif de son appel, il déclara son identité à ce correspondant, en ajoutant qu’il n’avait pas de temps à lui consacrer.
Encore un qui allait lui raconter sa vie ou les bienfaits d’une poudre à lessiver dont la télévision faisait la publicité tous les jours au beau milieu d’une série américaine –– la télévision n’ayant plus que ce genre de programme à offrir.
Heureusement, il n’avait pas encore écrit la première ligne du futur récit qui devait se passer dans un lieu assez vraisemblable et où le lecteur pouvait éventuellement se reconnaître. Ce fut à cet instant qu’il entendit la voix lui demander encore une fois mon nom.
––Meunier ? Ici, Grosjean
Une voix d’homme. Une voix d’homme qui connaissait son nom. Une voix qui n’avait pas l’air de vouloir lui vendre quelque chose ; un homme qui avait déclaré son nom, certes, mais les compagnies d’assurances aussi appelle leurs clients par leur nom.  Pendant la semaine, il arrivait que certaines d’entre elles vantent une assurance décès, afin que votre parenté n’ait pas d’ennuis lors de votre mort : le cercueil en chêne… les petits fours… la salle à louer pour recevoir vos proches après l’enterrement, etc. Ici, rien de semblable. Quelqu’un l’appelait par son nom, et aucune assurance ni aucun produit de quelque société que ce soit ne se faisait entendre. Donc, ça n’avait pas l’air d’une arnaque. Il se méfiait pourtant et répondit comme s’il n’avait que cela à faire : “Je suis Georges Meunier, en effet, qui parle ?”
–– Meunier, l’écrivain ?
–– Je ne suis pas écrivain, je raconte des histoires… Mais j’ai mal compris votre nom… En outre, qui vous a donné mon numéro de téléphone ?
–– Peu importe. Vous n’êtes sans doute pas la personne que je cherche… Excusez-moi…
–– Vous n’avez pas répondu à ma question : qui vous a donné mon numéro de téléphone ?
–– Ça n’a pas d’importance vous dis-je…
–– Ça en a pour moi ?
–– Cela en aurait peut-être si vous étiez la personne que je recherche… Mais, comme je l’entends, ce n’est pas le cas, puisque vous n’êtes pas écrivain…
–– Puis-je vous poser une question ?
–– Allez-y, on ne sait jamais…
–– Que savez-vous à mon sujet ? Des détails qui ne me laissent pas croire qu’il s’agit là, tout compte fait, d’une mauvaise blague de votre part ?
Au vrai, il ne pouvait dire pour quelle raison, cet interlocuteur l’interpellait ; Il attendit quels événements de sa vie son interlocuteur pouvait connaître à son endroit, sans espérance aucune d’une réponse fiable. Pour le savoir véritablement, il eût fallu l’avoir côtoyé pendant son enfance ou durant mon adolescence ; cet homme devait, à tout prendre, avoir connu ses parents et le reste de sa famille pour qu’il puisse se faire une opinion ; cet inconnu devait, pour que ses propos le fassent réagir, avoir assister à ses joies ou à ses peines, à ses espoirs ou à ses désespoirs ; cet homme devait, se dit-il, connaître un tas de choses que ses lecteurs mêmes ignoraient, puisque son but n’était pas de raconter son existence quand il écrivait… Ça ne pouvait intéresser personne. Il possédait une page Twitter, sur laquelle des événements politiques et des faits sociaux intervenaient ; ses récits, contes et nouvelles littéraires figuraient sur le blog portant mon som. La page Twitter était donc une page de communication… Rien de plus ! Il n’y figurait point son adresse ni sa date de naissance…
–– Pardonnez-moi, mais j’ai du courrier urgent à terminer et je ne puis vous accorder que quelques minutes si d’aventure d’affaire est importante.
–– Je me suis marié…
–– Je suis content pour vous… Pourtant, sachez que votre homonyme ne me dit rien et vos épousailles non plus…
–– Lorsque vous mettrez un visage sur mon nom, vous comprendrez mon malheur…
Un malheur, par ce samedi pluvieux. Pourquoi pas ?
–– j’ai épousé une femme que vous avez connue et qui vous fit du tort, Meunier…
Ça commençait à être intéressant, l’affaire prenait corps, même si le nom de l’interlocuteur ne rappelait toujours rien à Meunier.
       –– Vous allez réaliser, si je vous dis que nous avons fait nos études ensemble…
Le Grosjean en question affirmait avoir suivi des éudes avec lui, s’être marié et pourtant ces faits ne lui disaient rien.
       Néanmoins, ça devenait sérieux. Meunier n’avait plus rencontré de camarades de collège, depuis des lustres. Ses années d’études étaient loin derrière lui. Il ne parvenait toujours pas à mettre un visage sur le fameux Grosjean qui l’appelait un samedi pour lui annoncer son mariage et un malheur.
–– La femme que j’ai épousée habite dans le faubourg dont vous n’avez certainement pas oublié le nom, puisque j’y demeure moi-même…
–– Si votre nom est bien Grosjean, comment se prononce votre prénom ?
–– Raymond…
–– Monsieur le Ministre ?
Il n’était pas ministre pour un cents, et pourtant, sa démarche d’intellectuel le désignait comme celle d’un futur ministre. Ils s’étaient connus à une époque donnée pour réelle, avaient partagé les mêmes joies, les mêmes goûts pour les arts, le même goût pour la vie. Ils avaient été tous deux éducateurs au patronage puis, ils s’étaient perdus de vue, du jour au lendemain. Meunier n’avait jamais cherché à en comprendre la raison.
Meunier, quant à lui, s’était marié, non sans difficultés, avec une jeune fille ravissante. Sa mère l’avait renié, car elle avait été contre ce mariage. Sa femme n’étant qu’une fille d’ouvriers, elle voyait d’un mauvais œil son fils se marier avec quelqu’un qui n’était pas de sa classe.
Mais, comme toujours au court de sa vie, Meunier avait outrepassé les raisons maternelles. Ses années de mariage furent heureuses, au début, ou presque, mais on pouvait avancer, cependant, que tout avait commencé à cause de sa grande timidité en regard à la sexualité, plus exactement en une peur de celle-ci que sa mère lui avait inculquée. Il n’était pas bien de parler de ces choses. Interdiction absolue de fréquenter les jeunes filles de son âge, interdiction absolue de participer à ce que l’on appelait autrefois, pendant son adolescente, des surprises-parties ou, parties, tout simplement.
Georges Meunier avait vécu pendant des années replié sur lui-même, obéissant à sa femme sur tous les points comme il avait obéi à sa mère autrefois. Il pouvait boire un petit verre de vin, de temps en temps, continuer à fumer sa pipe, comme il  l’avait toujours fait au temps de sa mère, manger posément et toujours être bien poli lorsque sa femme recevait sa famille. Une famille qu’il n’aimait d’ailleurs pas, mais qu’il subissait.
Le couple n’avait pas eu d’enfants, car la belle-mère de Georges avait décrété, dès le début de leur mariage, qu’un enfant était un obstacle dans la vie d’un couple. Néanmoins, la mère de sa femme avait eu plusieurs enfants, sans que son couple ne subisse  les moindres ennuis, sans que son couple ne fût brisé par leur naissance.
Georges Meunier ne s’était jamais révolté, bien qu’il observât les autres mener une vie normale, sans courber l’échine ; il s’était dit que sa vie devait être comme ça et pas autrement. Son existence le satisfaisait, car il n’avait nullement besoin de rendre des comptes. C’était un avantage. Sa vie était réglée telle une horloge et, quand son épouse, ou la famille de cette dernière, lui faisait une remarque quant à son comportement, il les laissant croire qu’il était de leur côté ; donc, quant il donnait raison à ces ploucs, il n’en pensait pas moins. Il avait décidé depuis son mariage de ne point se révolter. Pour quoi faire ?
Meunier avait écrit, toute sa vie, des mots les uns après les autres, afin d’essayer de former une phrase qu’il savait par avance très mal construite. Ce qui l’avait étonné, dès ses épousailles, c’était le fait que ni sa femme, ni la famille de celle-ci, ni sa belle-mère, ne l’avait critiqué parce qu’il n’était qu’un écrivain. Un mot qu’il avait en horreur. Donc, en ce qui concernait l’écriture, on lui avait foutu la paix. Ça lui rappela souvent une phrase de Gustave Flaubert : “la vie m’aura toujours permis de m’occuper comme je l’entends !”
Tous ces faits, tous ces événements-là, ne furent rien, jusqu’au moment où sa femme demanda le divorce pour une raison qu’elle ne savait pas elle-même. Une séparation que Meunier acceptât sans broncher. Pour quoi faire ? Il acquiesça, bien entendu, comme il l’avait toujours fait, sans broncher, sans se rebeller contre ce qu’il appelait : l’autorité !
Curieusement, peut-être pour la première fois, il n’y eut pas d’esclandre, lors de cette séparation. Il fut un peu étonné que, comme dans la majorité des divorces, ils ne se jetèrent point des méchancetés du genre : “Tu n’auras pas un cents, si tu crois que je vais me laisser faire, tiens attrape ce cendrier à la figure…etc.” Meunier prit ses clics et ses clacs et quitta sans bruits sa maison, pour aller vivre dans un coin perdu de la ville. Depuis huit ans, il s’était fait beaucoup de connaissances, mangeait de bon appétit, buvait généreusement, fumait toujours la pipe, écrivait sans relâche, espérant ne pas être dérangé pendant son travail.
Or, ce matin, une voix, qu’il n’avait point reconnue, le questionnait sur ce qu’il faisait, c’est-à-dire, sûr son occupation d’écrivain. Pire, l’homme, qui parlait dans le Smartphone, lui disait qu’il s’était marié avec une personne, que lui, Meunier, avait connue et que cette personne lui avait fait du tort.
Georges Meunier ne réalisa pas ; à ces propos, il ne pouvait réaliser. Et, il se souvint de la phrase qu’écrivit Saint-Exupéry, dans le Petit Prince : “Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir”. Donc, Meunier avait attendu, sans broncher, jusqu’au moment où son interlocuteur avait déclaré avoir épousé Inès Vacher. Ce nom, bien entendu, fit sursauter Georges Meunier. Il se demanda pour quelle raison, Raymond Grosjean avait célébré en juste noce son ex-femme. Comme on sait, Inès Vacher avait rendu la vie de Meunier impossible. Raymond, à l’époque, avait été retenu pour la noce ; sans pour autant deviner qu’Inès avait un caractère de chien ! Pour rester poli !
Il s’agissait bien d’un malheur, pour Raymond Grosjean, par ce samedi pluvieux. ? Mais depuis quand Inès avait-elle fait chier Raymond ?
–– Que me conseillez-vous ? dit ce dernier.
–– Autrefois, on se tutoyait, mon vieux…
–– Peut-être. Mais avec votre statut… enfin, avec ton statut…
–– Je n’ai aucun statut, mon cher, mais une vie paisible et des connaissances aimables, simples, distinguées sans pour autant se prendre pour des m’as-tu-vu quand je baise…
–– Tu en as de la chance.
–– Dis-moi, Raymond, Inès te menace ?
–– Depuis longtemps.
–– Et sa mère ?
–– Décédée. Elle était brave.
–– Dans la famille ?
–– Il y a encore deux membres de la famille qui vivent tranquillement ; ils sont tous pensionnés, comme toi…
–– Raymond, tu vas passer Noël avec eux ?
–– Je n’ai pas le choix.
–– On a toujours le choix. Je t’invite pour la fête de Noël et pour la Nouvelle Année, tu es d’accord ?
–– Comment vais-je pouvoir me sauver sans prendre une balle ?
–– C’est à ce point-là ?
–– Tu ne te rends pas compte. Lorsque tu vivais avec Inès, c’était différent, dans un sens…
–– Pourquoi ?
–– C’est elle qui a demandé le divorce, tandis que dans le cas présent, c’est moi qui veux me sauver…
–– Je t’envoie mon chauffeur, ce soir, Raymond…
Georges Meunier entendit des pas, sans doute dans l’escalier, puis dans le séjour, et une voix hurla :
–– J’ai tout entendu, mon petit, mais si tu crois que je vais te laisser partir, tu te trompes… Je suis toujours la patronne, ici… Dis à Meunier d’aller se faire foutre, avec ses amis… Tu n’iras nulle part…
–– J’en ai marre de toi, Inès, je te quitte, dit Raymond Grosjean en bafouillant.
––  Tu ne sortiras pas d’ici vivant, mon garçon, mais les pieds devant… Tu ne penses tout de même pas que j’irai en prison pour un loqueteau comme toi ? Je n’ai pas de revolver ni de couteaux et je ne t’étranglerai pas non plus…
–– Alors, que vas-tu faire, Inès, hein ?
Georges Meunier entendit un ordre, bref, sans appel, et Raymond Grosjean criant au secours, en étant déchiqueté par Vicky, le chien policier d’Inès, la garce qui ne s’était pas salie les mains et qui passerait un Noël de veuve bien tranquille auprès du sapin, après avoir mangé la dinde de Noël préparée avec grand soin par la servante qu’elle avait recueillie dans le caniveau un jour d’hiver et qu’elle payait très mal pour nettoyer sa maison

Liège (Belgique), novembre 2016,     
   





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