Fin de journée


Il voyait, par la fenêtre aux doubles vitrages de son appartement, la foule des employés et des ouvriers prendre les autobus d’assaut. C’était la ruée de dix-huit heures, parfois la flânerie de l’apéritif au Régina ou au Pauvre Job.
Il imaginait la Meuse enveloppée de buée, des remorqueurs qui passaient avec leurs feux verts et rouges, traînant des péniches. Le dernier autobus, il le savait, s’arrêterait devant chez lui après minuit. Il n’avait jamais su pourquoi, il l’attendait en fumant sa pipe, comme tous les soirs, une liqueur à la main. Sans doute pour bien se prouver qu’il vivait et qu’il n’était pas un robot.
Les cinémas, Palace et Churchill, devaient avoir fermé leurs portes. Le Forum, cette salle de spectacles épatants, finirait à son tour sa représentation dans quelques minutes. À l’autre bout de la ville, l’Opéra Royal de Wallonie était le seul à fermer ses grilles aux environs de minuit, étant donné la longueur des Opéras.
Depuis dix-huit heures, les rues étaient désertes, la ville comme morte. Tout était fermé. Seules dans la ville quelques brasseries-restaurant restaient ouverts jusqu’à 22 heures. Ce n’était qu’un peu plus tard, en été, que les brasseries restaient ouvertes plus longtemps, leurs terrasses débordant de monde. C’était la saison qu’appréciaient les citadins, les étrangers des pays voisins, voire des anglais ou des chinois avec leurs éternels appareils photographique.
Allait-il quitter son appartement et se rendre dans quelque taverne ? Il y en avait bien une devant chez lui, mais elle fermait à dix-huit heures. On eût dit qu’elle ressemblait aux magasins. C’était triste d’empêcher la clientèle d’aller boire une bière ou un coup de rouge. C’était invraisemblable d’entendre le patron déclarer que ce n’était plus comme dans le temps et, qu’il allait bientôt faire faillite, à ce train là. Cette taverne ne l’avait pas attendu pour mettre trois fois la clé sous le paillasson. C’était une ville de misère où seuls les mendiants, jeunes ou vieux, se promenaient encore le soir ou la nuit, se cachant sous les voûtes des immeubles lorsqu’il pleuvait.
       La ville était sale et, malgré les balais des femmes de ménage, le matin, elle restait peu engageante.  Que la ville soit peu engageante pour les autres, c’eût été normal. Mais, dans une ville, un quartier, un endroit où on vit, où on est né, ça représente quelque chose d’important. On y connaît des gens qui sont nos voisins, on côtoie des amis avec lesquels on a été à l’école primaire ou au collège, avec lesquels, on a joué dans la rue, après avoir fait ses devoirs. Or, ici, rien de tout ça !
       Il n’avait pas d’amis et n’avait jamais dû en avoir dans sa jeunesse. Sans doute avait-il toujours songé que les véritables amis n’existaient pas. C’était un peu comme l’amour. Il n’était pas marié, ne l’avait jamais été, et prétendait que c'était une illusion. Au vrai, pour lui, l’amour n’était pas un sentiment ; c’était quelque chose qu’on s’inventait, pour  être comme les autres. Pour ne pas être différent. N’avait-il pas raison de se montrer solitaire et de ne pas s’attacher à qui que ce soit ?
       Combien d’obstacles n’aurait-il pas dû surmonter s’il s’était attaché à une femme ? N’aurait-il pas rencontré quelqu’un qui lui aurait ôté à la fois sa valeur intellectuelle, sa valeur professionnelle, sa valeur humaine, ses moyens d’expression acquis ? Ne l’aurait-on pas mis dans l’impossibilité de se révéler pleinement ? Assurément.
       Il avait toujours été un homme qui n’existait qu’à un seul exemplaire, qui observait tout et tout le monde avec un regard sans complaisance. Pour vivre pleinement, il fallait, pensait-il, métriser un effort : ça ne venait pas seul ! Un peu comme ceux qui prétendaient qu’il avait eu de la chance dans la vie. Or, il n’avait pas eu de chance, car il n’y croyait pas. La chance, disait-il, ça se fabrique, il ne faut pas attendre qu’elle tombe du ciel sans rien faire. On lui en voulait pour ça. Parfois, quelqu’un de plus érudit lui demandait quelle était sa méthode pour dépasser cette difficulté d’être.
       Il répondait inlassablement qu’il n’avait pas de méthode. En fait, la seule méthode –– celle qu’il possédait ––, c’était, d’apporter à tous ceux qui, dans le monde, parlaient d’améliorer leur vie, d’avoir simplement la possibilité d’améliorer la valeur de chaque minute qui passait et de donner à cette minute ou à cette heure le maximum de signification, d’agrément, d’intérêt et de portée.
       Le boulevard, des deux côtés, avait, ce soir, un air monotone, et l’on entendait la cloche de la Cathédrale sonner l’heure, quant il quitta désabusé par ce que les autres pensaient sa fenêtre. Il se dirigea vers sa table de travail et y rédigea un récit afin de distraire ses contemporains. Il n’aurait pu dire l’heure avec certitude.

Novembre 2010
      
                                                                                   





                                                  

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité