Le cœur sur la main
Quand
je l'ai connu, Jacques X... n'était certes pas l'un des hommes les plus riches
de la ville, mais sa situation matérielle était fort enviable. Il était propriétaire
d'un magasin de nouveautés à succursales.
Les
succursales étaient au nombre d'une douzaine, dans la ville et la proche banlieue.
Il avait commencé sa vie dans le même genre de commerce où il devait faire
fortune. Fils de parents pauvres, il avait été tout jeune vendeur aux étalages
dans un des petits magasins de nouveautés de la périphérie.
En
ces années-là, un jeune vendeur aux étalages passait dix heures par jour sur le
trottoir, hiver comme été, exposé à tous les vents, n'ayant d'autre ressource
contre le froid que de battre le sol de ses semelles souvent trouées.
Donc,
un jour d'hiver, Jacques X..., âgé de quinze ans, piétinait, tournoyait et
grelottait à son étalage. Ses parents n'avaient pas les moyens de lui acheter un
pardessus, aussi n'avait-il pour se couvrir qu'un complet déjà élimé et un foulard
trop étroit qui n'arrivait aux oreilles qu'à condition d'abandonner le cou. Le
froid ce jour-là était vif. Il gelait. Il vit un monsieur s'arrêter devant lui,
à quelques pas. Le monsieur ne semblait pas s'intéresser à l'étalage, ni avoir
l'intention d'acheter. Non. Il considérait Jacques lui-même ; il le regardait
de la tête aux pieds.
Soudain,
le monsieur entra dans le magasin, en réprimant un sourire. Au bout d'un quart
d'heure, il ressortit, le bras droit chargé, s'approcha de Jacques et lui
tendit un pardessus gris, bien poilu et bien chaud, et un bonnet de fourrure en
lui disant :
—
C'est pour vous. Je vous le donne. Enfilez cela tout de suite. Ne me demandez
pas d'explications. Cela me fait plaisir. Au revoir, mon ami.
Le monsieur s'éloigna. Le jeune Jacques
X… ne le revit jamais... Mais, il insista beaucoup sur l'importance de cette
petite aventure dans sa vie. Il y avait le cadeau en lui-même, si opportun. Il
y avait les circonstances qui l'entouraient, l'invraisemblance de l'attribuer
sans calcul ; il y avait même l'élément de fantaisie et de gaieté. Le monsieur,
non content d'éluder les remerciements, avait feint d'être largement payé par
le plaisir qu'il avait pris.
Mais
plus l'événement vieillissait dans la mémoire de Jacques X...,
plus il acquérait d'éloquence :
––Je
m'aperçus, nous conta-t-il plus tard, que j'étais amené à l'évoquer chaque fois
que j'étais triste, que j'avais besoin de réconfort, que j'avais à me plaindre
d'une malchance ou d'une injustice. J'avais l'impression que le monsieur
m'avait transmis furtivement une sorte de formule secrète, et que ce serait à
moi de la développer plus tard, si j'en avais le moyen.
«
Il faut croire que la formule répondait aussi bien à mes défauts qu'à mes qualités.
Je ne suis pas sérieux comme certains. J'aime que les choses m'amusent. Je suis
un improvisateur. Il y en a qui sont nés pour faire le Bien avec
méthode. Tant mieux ! Mais on oublie trop que, dans la vie des gens, qui est
souvent grise, un plaisir complètement inattendu peut créer une grande lumière
qui ensuite ne s'éteint jamais tout à fait.
Jacques
X... se calomniait en déclarant qu'il n'avait pas de méthode. II en avait une.
Voici ce que j'ai pu en reconstituer.
Il
avait calculé que, sur ses revenus mensuels, il pouvait prélever environ un certain
nombre d'euros sans gêner son budget et sans même diminuer les subventions
qu'il accordait à des oeuvres de bienfaisance ordinaire. Il s'était réservé un
jour de la semaine, le jeudi, durant lequel il devenait invisible et
insaisissable pour tout son entourage.
Chaque
jeudi matin, il se mettait en campagne. Il avait eu soin auparavant de placer
dans ses poches certaines sommes d'argent, distribuées en coupures de valeurs
différentes, du billet de dix au billet de cent euros ; et aussi des enveloppes
où se trouvaient des textes de lettres, tapés à la machine, répondant à quatre
ou cinq formules passe-partout, avec des blancs qu'il pouvait remplir à la
main.
Alors
commençaient les aventures. Par exemple, il arrivait au coin de la Grande
Avenue et d'une petite rue. Il apercevait, installée contre l'angle d'un mur,
une vieille marchande au panier. (Dans le panier, il y avait des rouleaux de
bonbons, des carrés de caramels, des gâteaux secs, des balles de celluloïd...).
II
s'approchait.
—
Excusez-moi, madame. J'ai un cadeau à faire à des enfants. C’est la
Saint-Nicolas. Combien vaut votre panier ?
—
Tout mon panier ?
—
Je vous en prie, madame; vous me rendrez service.
—
Eh bien ! je ne sais pas. Mon Dieu, mon Dieu ! Attendez que je compte… En
euros, hein ? Ça fait...
Il
l'aidait à compter. Elle disait à la fin :
—
Cela irait bien chercher dans les... Ce n'est pas trop pour vous ?
—
Pas du tout. Tenez !
—
Je n'ai pas la monnaie, mon bon monsieur.
—
Gardez tout, voyons ! La monnaie sera pour votre dérangement.
Il
appelait un taxi, s'y installait, disait au chauffeur :
—
Arrêtez-moi à la première école maternelle que vous trouverez.
Arrivé
devant l'école, Jacques X... descendait, sonnait, se faisait conduire auprès de
la directrice.
—
Madame, il y a longtemps que je veux faire un petit cadeau aux enfants de votre
école. Distribuez-leur ça, n'est-ce pas ?
—
De la part de qui ?
—
Eh bien ! d'un ami inconnu...
Certaines
de ses initiatives réclamaient plus d'étude.Il
voyait le long d'une rue une jeune femme tenant par la main un enfant. Il se
mettait à les suivre. Parfois cette filature l'entraînait à maints détours, à
des haltes dans les marchés, dans les boutiques. En revanche, il acquérait ainsi
peu à peu toutes sortes d'idées sur les gens.
II
entendait la mère s'exclamer, devant un prix trop élevé, le petit rappeler que
son papa aimait bien les dattes. Il apprenait le nom de l'enfant. Parfois, un
commerçant saluait la mère par son nom : « Et avec cela, madame Dumont ? ».
Ensuite,
la mère et l'enfant rentraient à la maison.
Suivant
les cas, Jacques X... s'en tenait à cette première enquête. Parfois, il se donnait le
plaisir de pénétrer un peu plus dans la vie de ces gens pour corriger
son impression favorable du début ou, au contraire, de la fortifier et
d'éprouver à l'égard de ces inconnus, non une sympathie fugitive, mais une
sollicitude déjà profonde.
C'est
alors qu'il prenait un plaisir sans mélange à remplir les blancs de sa lettre
passe-partout, qui finissait par se libeller ainsi :
Chère Madame, cher Monsieur,
Vous voudrez bien trouver joint à la
lettre un mandats-poste de X euros. Je vous demande de vous servir de cet
argent exactement de la façon qui vous paraîtra la plus conforme au bonheur de
votre petite famille. Ne cherchez pas à me remercier autrement qu'en m'envoyant
par la pensée un signe d'amitié.
Votre ami,
Tels
étaient les secrets plaisirs de Jacques X...
Un
jour, il trouva une assez bonne formule (sans pour cela nous initier à tout le
mystère de ses actions, ni insinuer que la formule s'appliquait à lui) :
—
Voyez-vous ! Il y a beaucoup de malchanceux, qui arrivent à croire qu'il n'y a
place dans le monde que pour le Mauvais Principe ; que le Mauvais Principe est
embusqué à tous les tournants et les guette. C'est triste. Cette pensée aggrave
leur détresse et les paralyse. Ne pensez-vous pas qu'on peut leur rendre un
grand service en les amenant à se dire qu'il y a aussi un Bon Principe
diffus... et qu'au prochain tournant, c'est peut-être le Bon Principe qui les
guette, pour leur faire une surprise ?
––
Où diable allez-vous chercher des sentiments qui ne se peuvent trouver que dans
un conte pour enfants et nulle part ailleurs ?
–– Jacques
X… ne peut-il être chacun de nous et donner aux autres ce que les autres nous
ont donnés ? Vous n’avez rien compris ! Au revoir…
Là-dessus
nous nous séparâmes, ces gens-là étant plus convaincu
que jamais de ma folie, et moi réfléchissant à l’aveugle suffisance du
vulgaire, qui se croit le droit de mépriser tout ce que sa faible intelligence
n’explique pas.
Liège
(Belgique), novembre 2016
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