Charles Beaumont

         C’était l’heure du petit-déjeuner. Il était 7 h 30. La sonnerie d’un iPhone retentit. Beaumont poussa sur le petit bouton vert de l’iPhone et tenta d’identifier la voix du correspondant. Homme ou femme ? Impossible de le dire. Il n’y avait qu’une voix, mais à peine audible. Peu Importe. Sa villa dominait dans un endroit paisible la vaste étendue d’une campagne toujours verte ; le soleil commençait à poindre et il darderait bientôt l’étendue de la campagne aimée, luisante sous le jour naissant.
La veille Beaumont passa la soirée les jambes devant l’âtre à discourir de sujet divers avec des amis journalistes. Jean-Pascal Rouze, Freddy Serin et Dominique Lafay. On parlait des dernières actualités. On discutait de vieux sujet, on redisait des choses qu'on avait dites, déjà, bien souvent. La mélancolie douce du crépuscule ralentissait les paroles, faisait flotter un attendrissement dans les âmes, lorsqu’on évoquait l’amour des hommes avec lequel on aurait pu épargner tant de guerres. L’amour envers autrui était prononcé par deux fortes voix d’hommes, tantôt dit par la voix d’une femme au timbre léger de Dominique Lafay.
 On se demanda s’il était possible, à notre époque, d’aimer vraiment les autres. Ce main, Beaumont ne se souvenait plus qui avait répondu par l’affirmative et qui prétendit que cela était impossible.
    Mais tout à coup quelqu'un, ayant les yeux fixés au loin, s'écria:
       –– Oh! voyez, là-bas, qu'est-ce que c'est ?
     Sur l’herbe, au fond de l'horizon, surgissait une forme grise et confuse. Tout le monde s’était levé. Tous regardaient sans comprendre la raison de l’apparition de cette ombre dans le lointain. Et tout le monde restait surpris, troublé par cette brusque apparition de cette forme sortie du néant.
    Une sensation d'angoisse et de peur saisit à la pensée de ces quatre journalistes. Dans ce trou sombre, si loin des villes où vivent les hommes, on sentait le vent siffler au ras du sol. On respirait avec difficulté. Il ne fallut pas attendre longtemps, avant que l’ombre n’apparût devant la fenêtre de la véranda. D’une voix faible, mais audible, un vieil homme à la barbe grise demanda le gîte pour une nuit ainsi qu’un peu de pain.
Ce matin, Charles Beaumont se souvenait de l’étonnement qu’il avait lu sur le visage de ses confrères, quant il s’était levé de son vieux fauteuil à la Voltaire au dossier presque droit et, qu’après s’être dirigé vers l’inconnu, il lui avait tendu une main amicale  en le priant d’entrer. Connaissait-il cet homme venu de nulle part ? L’étranger ne bougeait pas, n’avait pas l’air dangereux et ne semblait pas être là en quête d’un forfait des plus sombres.
Beaumont s’était dirigé vers la cuisine et en était revenu avec des restes de viande froide et des morceaux de tarte aux pommes. L’inconnu remercia et mangea avec appétit les quelques victuailles qu’on lui présentait.
On eût dit qu’il était fort étonné, qu’on s’occupât de lui, dans cette campagne loin de la ville et des hommes. On n’entendait pas une mouche voler. Jean-Pascal Rouze, Freddy Serin et Dominique Lafay observaient la scène avec un étonnement non dissimulé d’autant plus que, lorsque le court repas présenté à l’homme fut fini, Beaumont l’avait invité à s’asseoir sur une chaise en paille en face de l’âtre où siégeaient les journalistes.
Le coeur serré devant la situation plutôt comique, avaient pensé les autres, et par cette mélancolie profonde qui se dégageait de l’homme qui semblait étreint par cette détresse qui prend parfois les voyageurs en certains soirs tristes, en certains lieux désolés, tous comprirent soudain qu’il semblait que tout soit près de finir, l'existence et l'univers, pour cet inconnu.
On avait perçu brusquement l'affreuse misère de sa vie, son isolement parmi les autres, le néant de tout, et la noire solitude du coeur qui se berce et se trompe lui-même par des rêves jusqu'à la mort.
    Charles Beaumont avait pris la parole à l’endroit de l’homme qui était assurément torturé par l’existence et qui vit toujours au fond des âmes les plus résignées :
       –– Vous seriez-vous égaré ?
       –– Je suis un homme des plus pauvres et l’on me chasse de partout, mon bon monsieur… Je m’étonne de votre hospitalité, dans ce soir où les êtres humains ne songent qu’à leur petit confort sans penser aux autres…
       Charles Beaumont se souvenait qu’une émotion extraordinaire agitait ce malheureux et il avait compris que nombre de gens avaient été sourds à ses plaintes.
       –– On vous a fait tort ? dit Beaumont.
       –– Grandement, monsieur… Grandement…
       –– Votre parenté, vos amis ?
       –– Les deux, monsieur. Après ce que j’ai vécu, je ne crois plus en la famille et les amis n’existent pas…
       Pourquoi Charles Beaumont avait-il deviné que l’homme qu’il avait devant lui ressemblait à un autre qu’il avait connu mieux que lui-même ? N’avait-il pas été malheureux, lui aussi, avant de posséder un travail et cette villa entourée de pelouses et de jardins fleuris ? Avant que de connaître le journalisme, avant que de devenir célèbre dans un monde difficile à cerner, n’avait-il pas été pauvre et incompris dans une famille qui n’aimait que les gens nantis ? Sa famille avait voulu qu’il fît de hautes études, en espérant qu’il ne réussît pas. Il avait réussi au grand dam de ces autres. Il ne s’était pas contenté d’obtenir une carte de journaliste, il avait rencontré une femme de son âge et l’avait épousée.
       Il ne lui fallut pas longtemps, cependant, pour voir en elle une arriviste qui avait plus d’ambition que de cervelle. Elle enviait les milliardaires et eût souhaité circuler comme certains accompagnée d’un garde du corps. Elle possédait néanmoins une voiture avec un chauffeur qu’elle maudissait quand une bouillasse humide s’accumulait sur le pare-brise. Ses parents l’avaient condamnée à prendre l’autobus, à la suite de sa mauvaise conduite. Elle n’avait pas compris leur attitude à son égard, jusqu’à proférer sans cesse : “Je ne suis pas comme Charles, moi !” Elle était furieuse pour un rien, faisait chambre à part, battait son oreiller avant de s’endormir en hurlant : “J’ai épousé un raté, un frustré, un maniaque, un fou, un crétin qui eut préféré s’amouracher d’une ancienne pute que de moi…”
       Beaumont était du genre calme, rien qu’un petit souffle, une présence timide. Elle aurait souhaité lui dire qu’elle avait besoin d’aide. Mais, ce faisant, elle aurait déclaré sa faiblesse face à la vie. Et, ça, elle ne le voulait pas. Il fallait qu’il marche comme elle le désirait : après tout, n’avait-il pas épousé une femme qui avait des biens ?
––Vous habitez dans les parages ? dit Beaumont.
       –– Je n’habite nulle part… Parfois dans une étable, comme l’Enfant Jésus, tantôt dans un vieux tonneau qui ne sert plus à personne…
       –– Et pour manger ?
       –– On me chasse de partout, mon bon monsieur… De partout… Avant ce soir, je ne savais plus le goût du pain depuis longtemps… Vous comprendrez facilement que je ne sais pas payer ce qu’on me donne… Alors, ces gens-là, monsieur, me chassent parce que je suis un pauvre… Est-ce donc un crime d’être pauvre, mon bon monsieur ?
       –– Bien au contraire, dit Beaumont, et dites-vous bien que la pauvreté : c’est une richesse !
       –– Ne vous moquez pas d’un pauvre homme, mon bon monsieur…
       –– Je ne me moque point… C’est la vérité…
       Il y avait eu, à ce moment-là, quelque chose d’indéfinissable dans la pièce. L’atmosphère et les odeurs avaient changés. L’homme avait le hoquet, il avait mangé trop vite. Beaumont courut presqu’à la cuisine pour y saisir une carafe d’eau et un verre en cristal. Il tendit le tout à l’inconnu qui voulut protester en affirmant qu’il ne voulait pas déranger davantage.
       Charles Beaumont avait dit :
–– Vous ne dérangez personne… N’est-ce pas, mes amis ?
–– Personne, répondirent les trois autres journalistes en chœur.
–– Quel est votre nom ?
–– Herbreteau… Jean Herbreteau…
       Charles Beaumont regarda son hôte fixement, puis prononça, de cette voix basse qu'éveillent les souvenirs:
       –– La famille des Herbreteau vous savez ce qu’elle est devenue ?
–– Depuis que ma mère m’a mise à la porte, je n’eus plus de nouvelles de cette famille, mon bon monsieur… Vous l’avez connue, vous, cette famille ?
Beaumont avait eu le vertige et ses amis l’avaient remarqué.
–– Votre mère porta toujours le nom d’Herbreteau ?
–– La famille Herbreteau n’existe plus depuis des années, mon bon monsieur… Ma mère avait épousé Henri Herbreteau, un riche industriel, à la suite de son divorce d’avec son premier mariage…
–– Elle vous a dit son nom de jeune fille ?
–– Jeanne de Chantal Navarre… Et le nom de son premier mari était…
–– Charles Beaumont...
–– Ils eurent un fils ?                                                  
–– Oui… Il n’aurait pas vécu, jusqu’au jour où ma mère me révéla que j’étais le fils de ce Charles Beaumont qui, d’après elle, n’avait jamais fait grand chose dans sa vie… Elle ignorait ce qu’il était devenu…
       –– Vous êtes certainement ce que j’ai fait de mieux, mon fils…

   Liège, septembre 2016, 

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