Récits Contes & Nouvelles

Avant-propos

       Chaque année, aux environs de la belle fête de Noël, nous contons des histoires délicieuses à l’intention de nos enfants, voire à l’intention des grandes personnes qui, heureusement, ont gardé l’esprit de Noël avec ses fables et les aventures du Père Noël.
       Tout cela se passe généralement en famille autour du sapin qui se dresse dans un coin du séjour à côté de la crèche. On prépare la fête, souvent bien en avance, en ces jours, mais combien d’entre nous ne se réjouissent-ils pas de monter le sapin et de regarder les garnitures qui y sont suspendues avec joie.
       Toute la famille s’adonne à ce plaisir ; il ne faut pas traîner ; il ne faut pas perdre une minute. Ne sont-elles pas sacrées ces minutes, ces instants bénis qui durent si peu et que nous ne vivons qu’une fois par an ?
       Les membres de notre famille, nos voisins et connaissances lointaines ou proches nous écrivent des lettres touchantes car, en ce temps des fêtes, nous avons tous une mission en tête : souhaiter un joyeux Noël à ceux et celles qui occupent une place de choix dans nos pensées.
       Les récits que l’ont racontent à Noël sont nombreux, bien que tous différents. Les auteurs qui les content également. Ils n’ont qu’un seul plaisir sous leur plume : partager le rêve de Noël !
       Joyeux Noël à tous,
Christian Jean Collard,






I
Le Père Noël et les taxes


       — Père Noël ! s’écria le chef des lutins en ouvrant la porte de la chambre où dormait notre héros, réveillez-vous, nous sommes au mois de décembre. Il faut songer à vous préparer !
      — Quoi ? Déjà ? fit le Père Noël avec effroi.
       — Préparez-vous, reprit le lutin, sinon vous ne serez pas prêt à temps pour faire la tournée des cheminées. Pensez, il faut nettoyer votre grand manteau, cirer vos bottes, rassembler vos rennes, ouvrir les lettres de tous les enfants qui vous ont écrits, emballer les cadeaux, charger votre traîneau...
       — Oh là ! dit le Père Noël. Quel travail !
       — Ne faites pas semblant de vous plaindre, Père Noël, car si Noël n’existait plus vous seriez bien triste !
       Le Père Noël but rapidement une tasse de café, puis se dirigea vers l’armoire dans laquelle étaient rangés ses vêtements. Il en sortit un manteau tout chiffonné et des bottes pleines de poussière, qu’il tendit au lutin.
       —Veille à ce que ma tenue soit impeccable. Pendant ce temps, je vais à la recherche de mes rennes et lire mon courrier... Il n’y aura pas beaucoup de lettres cette année, à cause de tout ce que les pauvres gens ont à payer !
       Durant des jours et des jours, une grande activité régna alors dans le ciel.
       La nuit de Noël, le chef des lutins retourna voir le Père Noël. Il aida celui-ci à endosser son manteau, à enfiler ses bottes, puis reculant de quelques pas :
       — Voyons ça ! dit-il en s’agenouillant pour arranger un pli du manteau. Ce serait impeccable, s’il n’y avait pas ce manteau plein de mites et qui tombe en poussière.
       —Tu crois ? interrogea le Père Noël en s’observant dans son miroir.
       — Oui. Ça fait un an que vous ne l’avez pas mis ! Ne bougez pas...
       Le lutin revint quelques minutes plus tard avec un manteau tout neuf, acheté la veille dans un grand magasin. Il installa le Père Noël sur un fauteuil de nuages, et aida le Père Noël à enfiler le beau présent.
       Des millions de petits yeux amusés des lutins rassemblés s’instillèrent dans le ciel pour assister au spectacle.
       Sur la terre, au même instant, un petit garçon n’arrivait pas à s’endormir. Il écarta les rideaux de sa chambre, en se demandant comment le Père Noël allait pouvoir répondre à sa lettre et déposer les jouets qu’il lui avait demandés au pied du sapin du salon.
       Cette année sa famille était encore plus pauvre que les autres années et son papa avait eu difficile d’acheter un sapin présentable à cause, avait-il entendu dire, du gouvernement et de toutes les taxes à payer.
       Soudain, il aperçut, émerveillé, les gros flocons de neige voltiger dans la nuit et recouvrir peu à peu son hameau.
       Un sourire illumina son visage, il se précipita hors de sa chambre pour avertir ses parents de l’événement,
       — Papa, c’est magnifique : il neige ! Là-haut le Père Noël est sans doute en train de se préparer pour la fête ! Il doit avoir mis un manteau tout neuf, comme chaque année. Cela signifie-t-il qu’il va venir chez nous aussi ? Malgré le gouvernement et les taxes ?
       — Le coût de la vie augmente chaque jour, mon fils, comme toutes les années, dit le papa en soupirant, et encore plus cette année. Et, hélas, nous devons payer tout plutôt deux fois qu’une ! Quel pays !
       — Alors, dans ce cas, ça ne tourne toujours pas plus rond ? Nous aurons certainement toujours autant de taxes à payer malgré le nouveau gouvernement et la suédoise ?
       — C’est certain. Il faudrait un miracle pour que je n’aie pas de taxes à payer !
       Cette famille, le soir de Noël, remarqua que le Père Noël était venu. Au pied du sapin, le petit garçon de l’histoire put lire sur une carte représentant la crèche :
       « J’ai essayé de m’arranger avec le gouvernement ! Ton papa devra payer moins de taxes que d’habitude ! C’est une bonne nouvelle pour toi, non ? »

       C’était signé : «  Le Père Noël »

Liège, Belgique, décembre 2015

  
II
Noiraude, la neige et le chaton

       Ce jour là, la neige, soudain, se met à tomber ! Des milliers de flocons dansent dans le ciel. Ce n’est pas la première fois que Noiraude voit cela, bien entendu ; l’année dernière et toutes les précédentes, elle courait dans la neige facilement, avec délice. Et, toute folle, elle sortait dans le jardin et courait à droite, à gauche... essayait d’attraper les flocons.
      Notre Scottish terrier, petite et basse sur patte mais robuste et solidement bâtie, les oreilles hautes, pointues, au museau long et moustachu, aux sourcils broussailleux et à la robe noire qu’elle porte allégrement, s’amusait tellement qu’elle s’éloignait sur la pelouse toute blanche de neige derrière la maison, loin, loin, encore pus loin.
       Cette année, bien qu’elle soit reine de la neige et du vent, elle monte plus difficilement les quelques marches qui mènent au jardin. Une fois l’effort enduré, arrivée sur la blanche pelouse, elle est essoufflée, s’arrête soudain et avise un chaton, regarde autour d’elle, comprend qu’il est perdu, sous cette tempête de neige, et comme il doit avoir froid !
       À la maison, Maman attend, inquiète, nerveuse, Noiraude. L’ultime bouchée de son maigre repas dans le palais, elle s’écrie :
       — Allez, dépêche-toi, tu joueras ce soir ! dit-elle. Il est temps de rentrer... J’ai encore des courses à faire. Tout à l’heure, c’est le réveillon de Noël et ils viennent encore tous... Je te promets une belle surprise, ce soir !
       Pour finir, Maman grimpe avec ennui les marches qui mènent à la pelouse, fait de grands signes, donne de la voix, tandis que Noiraude, blanche de neige, observe toujours le chaton qui cherche son chemin.
       Elle rencontre un oiseau, ne pense pas à l’attraper. L’oiseau est si heureux qu’il propose au chaton de lui montrer la direction de la maison voisine. Un jeune couple y réside. La fenêtre de la véranda est restée ouverte ! Vite, le petit chat rentre dans cette maison, épuisé. Il s’endort sous le sapin déjà dressé.
       Noiraude songe au chaton, Maman arrive à grands pas et crie : »— Dis-moi, te rends-tu compte de la situation ? Allez, rentre ! Un chat ! Voilà qu’elle admire les chats, maintenant !»
       Maman s’approche, Noiraude la guette puis se met à courir autour d’elle avant de passer entre ses jambes pour foncer en direction de la maison et pénétrer dans la cuisine. Maman, qui a failli perdre l’équilibre, s’écrie alors :
       — Il va encore faire propre à l’intérieur ! Va sur ton coussin !
       C’est à ce moment que Noiraude, en ce 24 décembre, songe au chaton que les voisins trouveront au pied du sapin de Noël. Pour ce chaton, ce sera peut-être son plus beau cadeau de Noël !


Liège, Belgique, décembre 2015

  
III
Lettre magique au Père Noël

       Bien que nous fussions à l’ère de l’informatique, je connais dans ma bonne ville un homme que j’appellerai Alain Lavalette. Il est employé, depuis de nombreuses années, au bureau de la poste de l’endroit où il s’occupe d’acheminer les lettres dont l’adresse est erronée ou illisible. Il habite une vieille maison avec sa jeune femme, sa petite fille, Marianne, et son tout petit garçon, Manuel, rue Belleflamme, dans un faubourg de la ville.
       Après le dîner, son grand plaisir est de fumer sa pipe tout en racontant à ses enfants ses derniers exploits dans l’art de faire parvenir les lettres égarées à leurs destinataires. Il se considère comme un vrai détective. Depuis quelques semaines, il n’a plus qu’un seul destinataire : le Père Noël !
       Son existence est modeste, mais sans nuages. Sans nuages jusqu’au jour où, par un beau matin, son petit garçon tombe subitement malade, à force de voir à la télévision tous les enfants malheureux qui meurent de faim de par le monde. La santé de l’enfant va en s’aggravant et tout le monde croit bien qu’il va être emporté en quarante-huit heures.
       Bien entendu, en ces jours-là, Alain Lavalette a un chagrin si violent que son âme semble désormais sombrer dans la mort. Sa femme et sa petite fille Marianne luttent de toutes leurs forces pour dominer leur douleur et remonter le courant. Mais le papa, lui, n’a pas cette force. Sa vie s’en va maintenant à la dérive, telle une lettre sans adresse. Le matin, il se lève et se rend à son travail comme un somnambule.
       Il ne dit plus un mot, sauf lorsqu’on lui adresse la parole. Il prend son petit déjeuner seul. Il déjeune seul au bureau. Au dîner, il reste immobile sur sa chaise, comme une statue. La dernière bouchée avalée, il se couche. Mais sa femme sait bien qu’il passe presque toute la nuit les yeux grands ouverts, à regarder le plafond. Au fur et à mesure que les jours passent, son apathie ne fait que s’accentuer.
       Son fils ne guérit pas.
       Sa femme n’arrête pas de lui dire qu’en se désespérant ainsi, il manque à son devoir envers la vie et qu’elle souffre également d’être aussi impuissante devant la maladie. Mais elle a beau parlé, rien ne semble le toucher. Au bureau de poste, tout le monde respecte son chagrin. Chacun espère.
       Nous sommes le jeudi 19 décembre. Noël approche. Par ce sombre après-midi, Alain Lavalette, assis sur son haut tabouret, vient de poser une nouvelle pile de lettres sous le faisceau de sa lampe de bureau. Tout au-dessus du tas se trouve une enveloppe qui est manifestement impossible d’acheminer. On peut lire ces mots maladroitement calligraphiés au stylobille « Père Noël, lisez-moi : c’est important ! ». Lavalette a déjà esquissé le geste de la jeter à la corbeille, lorsqu’une force mystérieuse arrête sa main et le fait changer d’avis, bien qu’il sache que pour chaque enfant la lettre au Père Noël est la plus importante.
       Lentement, il ouvre la lettre et lit :

       Cher Père Noël,
       Nous sommes très tristes à la maison cette année, et je vous demande de ne pas m’apporter de cadeaux. Beaucoup d’enfants n’ont pas cette joie dans le monde. Ce serait injuste, surtout que mon petit frère risque de mourir d’un instant à l’autre.
       Aussi, le plus beau cadeau que je voudrais que vous nous fassiez, quand vous viendrez chez nous, c’est spécial. Parmi tous les jouets destinés aux enfants qui ne sont pas pauvres, donnez-en quelques-uns aux enfants qui le sont beaucoup. Ça fera plaisir à mon frère et peut-être qu’il guérira bientôt.
       Il se sent bien perdu à l’hôpital Saint-Joseph. Comme je le connais, même si ce n’est pas bon pour lui, il ne doit pas arrêter de songer aux malheureux. C’est dans son caractère !
       Je vous serai toujours reconnaissante si vous pouviez donner à mon papa quelque chose qui le rende comme il était avant, quelque chose qui le fasse refumer sa pipe et me raconter des histoires. Je l’ai entendu dire l’autre jour à maman que seule la guérison de mon frère ou l’Éternité pourraient le guérir. Pourriez-vous lui donner un peu de force et guérir mon petit frère ?
       Je vous promets d’aider notre famille à surmonter ces malheurs.
       Marianne.

       Ce soir-là, Alain Lavalette a quitté le bureau de poste d’un pas plus rapide que d’habitude. Après avoir quitté les rues mal éclairées, il a pris le bus pour la Clinique Saint-Joseph ; ensuite, une heure plus tard, il est rentré chez lui. Il y faisait encore plus noir que d’habitude. Il s’arrêta subitement et la flamme de son briquet jaillit dans la nuit. En ouvrant la porte de la cuisine, il lâcha une grosse bouffée de fumée qui fit comme une auréole autour du visage de sa femme et de sa fille.
       Il refume sa pipe !
       Marianne et sa mère n’en reviennent pas. Il a retrouvé son bon sourire d’autrefois. C’est si inattendu que Mme Lavalette, le regard grave, la voix étranglée, lui demande à brûle-pourpoint :
       — Et le petit ?
       — Il a demandé des nouvelles de tout le monde, s’est inquiété de la décoration du sapin et du séjour, m’a même demandé ce que j’allais manger ce soir…
       — Tu ne crois pas qu’il délire ? dit Mme Lavalette soucieuse.
       — Il m’a demandé des nouvelles, je ne te dis… rien de plus ! Ça doit-être la magie de Noël !
       — Tu crois que…
       —J’ai lu, à la poste, une lettre adressée au Père Noël qui annonçait son prompt rétablissement… Dans la lettre, on demandait au Père Noël que je sois plus en forme et Manuel va mieux ! Coïncidence ? 
       Alain Lavalette adressa un clin d’œil à Marianne qui le lui rendit, mais, si le papa a retrouvé son sourire, tout le monde ignore toujours si la guérison du petit Manuel est due à la médecine ou au Père Noël.
       Ce ne peut être qu’au Monsieur à la barbe blanche !
       Je dépose cette histoire au pied du sapin de Noël que doivent déjà préparer tous les petits et les grands enfants.

Liège, Belgique, décembre 2015


                                                 IV
Ma lettre au Père Noël
    
       Je me souviens, quand j’étais petit garçon, que, à l’approche de Noël, j’écrivais chaque année une lettre au Père Noël. La préparation de cette lettre au Père Noël était une source de joie, mais c’était aussi la cause d’une grande angoisse pour moi. Quoi de plus angoissant, peu avant cette fête de Noël, que de me demander si les cadeaux que je souhaite soient bien au pied du sapin ?   Écrire ma lettre au Père Noël me demandait un grand effort. Maman et papa me posaient la question lourde d’angoisse pour moi : « As-tu bien mérité de recevoir tous les cadeaux que tu demandes dans ta lettre au Père Noël, s’il sait que ton comportement n’a pas été celui qui était attendu par nous, tes parents, le Père Noël saura-t-il t’accorder son pardon et sa compréhension en t’apportant malgré tout les cadeaux demandés dans ta lettre ? »    
      Bien que ce soit Noël, je savais que je ne pouvais pas tout avoir et que le Père Noël ne m’apporterait pas tous les cadeaux que je lui avais demandés dans ma lettre. J’allais donc devoir faire un choix. Aussi, papa m’avait-il dit d’apprendre à hiérarchiser les cadeaux de la liste que je demanderais dans ma lettre au Père Noël. Je devais trouver des solutions de remplacement, au cas où le premier choix de ma lettre au Père Noel n’était pas en stock.
       Pour finir, après des jours de réflexion, quand j’avais écrit ma lettre au Père Noël et que je l’avais postée, il ne me restait plus qu’à prier.


Liège, Belgique, décembre 2015


V
Un jour, quelqu’un ajouta le Père Noël

       La magie de Noël a toujours été toute puissante. Un jour, quelqu’un y ajouta le Père Noël. Cela remplit le coeur des enfants de joie. À chaque Noël, le Père Noël apportait des cadeaux par milliers ! Toutes les familles se réunissaient autour d’un excellent repas et après avoir mangés les enfants et même parfois les parents ouvraient leurs cadeaux.
       Très vite, Noël fut adoré par les enfants. Noël fut une fête connue de tous âges, pour tous les enfants sages ! Pour les cadeaux, on peut faire des listes pour recevoir tous les ceux dont on a rêvés. Des poupées pour enfants jusqu’aux belles voitures pour les adultes. Toutes les demandes de cadeaux sont acceptées par le Père Noël. 
       En cette année, le Père Noël avait dû se mettre au goût du jour et se renseigner sur les différents endroits de la terre où il pouvait trouver des tablettes, des phones, des iPad ou iPod, bref tout ce qui ne servait pas à grand chose et qui était très coûteux.
       L’idole des enfants était vêtue d’un bonnet, d’un pantalon, d’une veste rouge, sans oublier l’indispensable pompon sur son bonnet. Sur son dos, il avait un gros sac rempli de jouets dont petits et grands avaient rêvés.
       C’était ça, la magie de Noël : les cadeaux, les bons repas, les familles qui peuvent enfin se réunir et le Père Noël !
       Même après la fête, pour n’importe quelle famille, Noël continuait ; il restait dans le coeur de tous, jusqu’à ce qu’on range les décorations de Noël ! Avec le temps, les familles ont embelli Noël avec les guirlandes, les lampions, les bougies et les boules.
       Noël, ses lumières et ses cadeaux servent à réchauffer le coeur des enfants orphelins ou tristes. Cette fête est en fait la célébration du jour merveilleux entre tous où toute la famille a une pensée pour les soldats qui meurent à cause des guerres dans le monde. Afin de terminer cette histoire, avec plus de gaieté, je souhaite que du pôle nord au pôle sud toutes les familles passent ce Noël de décembre avec la même faim et la même joie dans le coeur.
       N’oublions pas : Noël est dans chaque coeur pur. 


Liège, Belgique, décembre 2015


VI
Un soir de Noël à Liège

       Le soir de Noël, les Galeries Saint-Lambert, un grand magasin de Liège, exposaient, dans les mille feux de leurs étalages, aux regards de tous les bambins, soldats et manèges.
       Soufflant dans ses doigts que le froid rougit, un gosse est là, pâlot et chétif ; à l’intérieur du magasin, le petit admire, pensif, les grands chars d’assaut qui ressemblent à ceux de la guerre d’Irak, les voitures de pompiers, les mobiles, les consoles, les ordinateurs, les autobus et tous les jouets, les habits des métiers les plus hétéroclites. En un mot : beaucoup de jouets qu’on lui a présentés à la T.V., pour presque rien. Le Père Noël doit les connaître !
       Devant tous ces trésors qui ne sont pas pour lui, le gosse dit tout bas, une fois sorti, sous le vent qui le gêne : «—Pourquoi donc, Bonhomme Noël, ne viens-tu pas dans ma cheminée m’apporter, quand tu viens du ciel, des consoles ou un nouveau mobile ? Moi, jamais je n’ai eu de cadeaux comme les autres car, on est malheureux, chez nous, c’est vrai. Ce soir, donne-moi, je te prie la console, le mobile ou la réplique fidèle du palais royal. »
       Sur Liège tout blanc, le petit jour luit. Des cafés déserts, les lustres s’éteignent, les fêtards s’en vont des boîtes de nuit, le roi Réveillon a fini son règne, mais le gosse en pleurs est venu tomber sous l’abri douteux d’une porte cochère. Deux larmes glacées mouillent ses paupières que le grand sommeil va bientôt fermer. Il se croit déjà au paradis des anges et dit ces derniers mots dans un sourire étrange : « —Je m’en vais, Bonhomme Noël, d’un manteau blanc tout enveloppé, demander aux anges du ciel les beaux jouets du 21ème siècle. Et demain, quand je s’rai là-haut, prenant les cadeaux les plus beaux, je les enverrai sur la Terre pour mes p’tits gars de misère »
       Ce furent ses dernières paroles. Ce Noël a certainement été la plus douce nuit de sa vie à dos de renne vers le Pôle Nord et les Cieux.

Liège, Belgique, décembre 2015
  
VII
La bonne action de Noël du tavernier

       Fermez la bouche en mangeant et ouvrez les oreilles pour écouter, une histoire arrive.
      Cette histoire se déroula dans une taverne que je connaissais bien, puisque c’était la mienne. C’était la nuit avant Noël, dans un bourg qui ne figure sur aucune carte. On ne peut pas dire que tout y était calme. Il y avait tellement de bruit que l’on se serait cru sur la place du marché un jour d’été.
       Quelle heure pouvait-il bien être quand tout commença ? Peut-être 22 heures ? Bref ! Les chaussettes de nos enfants bien sages étaient pendues à la cheminée qui se trouvait dans le fond de la salle. Les enfants, avec leur maman, attendaient le Père Noël. Allait-il arriver ?
       23 heures et demie.
       À présent, les enfants blottis dans leur lit bien au chaud rêvaient de friandises, de bonbons, de gâteaux.
       Je me souvenais avoir fait comme eux, autrefois. Ma femme, sous son fichu, et, moi sous mon bonnet, nous étions prêts depuis longtemps à passer de longues nuits d’hiver dans le froid. Je travaillais à la mine, c’était le temps de Germinal, pour tout dire : mon salaire était mince et il m’était souvent difficile de joindre les deux bouts, en fin de mois, pour nourrir ma famille.
       La taverne m’avait été remise pour une bouchée de pain par la femme d’un mineur resté au fond après un coup de grisou, il y avait de cela un an. J’avais bien voulu donner le prix fort mais l’épouse avait protesté expliquant ne plus vouloir se rappeler la moindre chose concernant la mine et la taverne. Fut-ce pour de l’argent.
       Nous avions trois enfants, deux filles et un garçon, aujourd’hui tous mariés et ayant tous les trois des situations enviables à la ville toute proche. Ce que nous appelons : la grande ville !
       Donc, à cette époque lointaine, accoudés au zinc, on attendait le Père Noël. Bientôt, dehors, il y aurait un grand bruit, les enfants sauteraient de leur lit et allaient courir à la fenêtre ; puis, ils écarteraient les volets, ouvriraient grand la croisée. Pour eux, ce serait Noël !
       Pas pour tout le monde. Je demandai au client le moins soûl de la taverne de me remplacer.
       La lune sous la neige brillait comme en plein jour. Je sortis un paquet sous le bras. Il était près depuis deux jours. Je marchais péniblement, soulevant avec difficulté mes pieds de la neige. Ils me conduisirent à plus de deux kilomètres de la taverne. Mes yeux piquaient, le vent était glacial, la neige continuait à tomber d’abondance.
       Je m’arrêtai devant une pauvre porte d’un vilain vert recouverte de neige et frappai. Le visage de madame Gilbert, la veuve de mon ami mineur, se montra enfin, quand je déclarai mon identité plusieurs fois. Le front de ce visage maigre se plissa et, effrayée, madame Gilbert me demanda s’il était arrivé quelque malheur à ma femme ou aux enfants.
       Je lui répondis par la négative ; je lui tendis l’énorme paquet plein de victuailles et de cadeaux et repris ma route en sens inverse sans mot dire.
       Alors, parut à mon regard émerveillé, un minuscule traîneau et huit tous petits rennes conduits par un bonhomme si vif et si léger qu’en un instant je su que c’était le Père Noël !
       J’aurais juré qu’il me remerciait !
       Je ne me souviens plus si, plus rapides que des aigles, ses coursiers galopaient ? Les appelait-il ? Peut-être criait-il :
      ––Allez Fougueux, allez Danseur, Fringant et puis Renarde, En avant Comète ! Cupidon en avant, Tonnerre, Éclair, allons, allons Au-dessus des porches, par delà les murs ! Allez ! Allez plus vite encore !
       Comme des feuilles mortes poussées par le vent, passant les obstacles, traversant le ciel, les coursiers volaient au-dessus des toits, tirant le traîneau rempli de jouets. Et, en un clin d’œil, il se peut que j’entendisse sur les toits des maisons le bruit de leurs sabots qui caracolaient.
       L’instant qui suivit le Père Noël d’un bond descendait-il par les cheminées ?
       Je crois qu’il portait une fourrure de la tête aux pieds, couverte de cendres et de suie, et, sur son dos, il avait une hotte pleine de jouets comme un colporteur avec ses paquets.
       Ses yeux scintillaient de bonheur, ses joues étaient roses, son nez rouge cerise, on voyait son petit sourire à travers sa barbe blanche comme neige.
       Un tuyau de pipe entre les dents, un voile de fumée autour de la tête, un large visage, un petit ventre tout rond qui remuait quand il riait ; il était joufflu et rebondi comme un vieux lutin. Je n’ai pu m’empêcher de rire en le voyant et d’un simple clin d’œil, d’un signe de la tête il me fit savoir que je ne rêvais pas : c’était lui !
       Puis, sans dire un mot, je compris qu’il s’était mis à l’ouvrage et avait remplit les chaussettes de mes enfants. Il se retourna, se frotta le nez et d’un petit geste repartit pour d’autres cheminées.
       Une fois les cadeaux déposés, il sifflait son attelage, puis reprenait son traîneau et les voilà tous repartis plus légers encore que des plumes.
       Et, dans l’air, j’entendis avant qu’ils disparaissent :
       –– Joyeux Noël à tous et à toute une bonne nuit ! »
       Aujourd’hui, des membres de la famille entrent avec des paquets remplis de cadeaux, ils essayent de jouer au Père Noël, sans y parvenir, ils me découragent avec leurs grands airs.
       Pour moi, la nuit est venue. Tout à l’heure, j’irai me coucher, ma courte Nouvelle est terminée.



Liège, Belgique, décembre 2015


VIII
Un réveillon en Ardennes

       Je ne sais plus au juste l’année. Je n’étais pas encore marié. Depuis un mois entier, je voyageais avec une joie sauvage, avec cette ardeur qu’on a pour les passions nouvelles.
       J’étais dans les Ardennes, chez un ami célibataire aussi. Il répondait au nom de Jean Toussaint. Seuls avec lui, sa bonne, et un garde dans son château. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré de sapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes où galopait le vent, était comme abandonné depuis des siècles. Un antique mobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis ces gens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussi tempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les nobles voisins.
       Quant à nous, nous nous étions réfugiés dans la cuisine, seul coin habitable du manoir aujourd’hui, une immense cuisine équipée, dont les coins qui s’éclairaient, autrefois, quand on jetait une bourrée nouvelle dans la vaste cheminée, n’étaient plus que souvenirs. Jadis, chaque soir, après une douce somnolence devant le feu de la salle, après que les bottes trempées avaient fumé longtemps et que les chiens d’arrêt, couchés en rond entre les jambes, avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, tous les chasseurs montaient dans leur chambre.
       Jean Toussaint ne chassait point. Moi non plus.
       Jean vivait à l’étroit, dans l’unique pièce qu’on eût fait plafonner et plâtrer partout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchie seulement à la chaux, avec des fusils, des fouets à chiens et des cors de chasse accrochés aux murs.
       À un jet de pierres du château, une falaise à pic tombait comme à s’écrouler et les puissants souffles du vent, jour et nuit, faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit et les girouettes, crier tout le vénérable bâtiment qui s’emplissait de vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme des gouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.
       Ce jour-là, il avait gelé horriblement. Le soir était tombé. Nous allions nous mettre à table devant le grand feu de la haute cheminée où rôtissait un râble de lièvre flanqué de deux perdrix qui sentaient bon.
       Mon ami leva la tête et dit : »— Il ne fera pas chaud en se couchant »
       Indifférent, je répliquai : »— Non, mais nous aurons du canard demain matin. »
       La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table, demanda : »— Ces messieurs savent-ils que ce soir  c’est le réveillon de Noël ? »
       Nous l’avions oublié, tout heureux de nous retrouver entre amis. Nous causions sans regarder l’énorme sapin dressé dans cette cuisine par la servante et le garde. Mon compagnon nous dit : »— Alors c’est ce soir la messe de minuit ! C’est donc pour cela qu’on a sonné toute la journée ! »
       La servante répliqua : »— Oui et non, monsieur ; on a sonné aussi parce que le père Bernard est mort. »
       J’appris que le père Bernard, ancien berger, était une célébrité du pays. Âgé de quatre-vingt-seize ans, il n’avait jamais été malade jusqu’au moment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombé dans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s’était mis au lit. Depuis lors il agonisait.
       Mon ami se tourna vers moi : »— Si tu es d’accords, dit-il, nous irons tout à l’heure voir ces pauvres gens. »
       Il voulait parler de la famille du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit ans, et sa petite belle-fille, d’une année plus jeune. La génération intermédiaire n’existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaient une lamentable masure, à l’entrée du hameau, sur la droite.
       Mais, je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cette solitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, en tête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillons anciens, des aventures de ces nuits folles, les bonnes fortunes passées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurs surprises hasardeuses, l’étonnement des découvertes.
       De cette façon, notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipes le suivirent ; et, envahis par ces gaietés de solitaires, des gaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du coeur qui s’échappent en ces heures d’effusion.
       La bonne, partie depuis longtemps, reparut : »— Je vais à la messe, monsieur. »
       — Déjà ?
       — Il est minuit moins trois quarts.
       23 h 15, donc !
       — Si nous allions aussi jusqu’à l’église ? demanda Jean. Beaucoup de ménages assistent à la messe de Noël dans nos Ardennes.
       J’acceptai, et nous partîmes, enveloppés dans nos fourrures. Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L’air cru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond, net et dur, était criblé d’étoiles qu’on eût dites pâlies par la gelée ; elles ne scintillaient point comme des feux, mais comme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Au loin, sur la terre sèche et retentissante, les sabots des paysans sonnaient ; et, par tout l’horizon, les petites cloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles comme frileuses aussi, dans la vaste nuit glacée.
       La campagne ne dormait point. Des coqs, trompés par ces bruits, chantaient à des heures non conventionnelles ; et, en passant le long des étables, on entendait remuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie. En approchant du hameau, Jean se souvint de Bernard.
       —Voici leur baraque, dit-il. Entrons ! 
       Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait de chez elle pour se rendre à l’église, nous ayant aperçus : »— Ils sont à la messe, messieurs. Ils vont prier pour le père. »
       —Nous les verrons en sortant, dit mon ami.
       La lune à son déclin profilait au bord de l’horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaine infinie de grains luisants jetés à poignée dans l’espace. Et, par la campagne noire, des petits feux tremblants s’en venaient de partout vers le clocher pointu qui sonnait sans répit. Entre les cours des fermes plantées d’arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la terre. C’étaient d’anciennes lanternes de corne que portaient les paysans devant leurs femmes enveloppées de longs manteaux, et suivies de mioches mal éveillés, se tenant la main dans la nuit.
       Par la porte ouverte de l’église, on apercevait le chœur illuminé. Une guirlande de lampes faisait le tour de la nef, et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros Enfant Jésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches de sapin, sa nudité rose et maniérée.
       L’office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genoux priaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide, regardaient, tout remués, les décors grossièrement peints, et ils joignaient les mains, naïvement convaincus autant qu’intimidés par l’humble splendeur de cette représentation puérile.
       L’air glacé faisait palpiter les flammes. Jean me dit :
       — Sortons ! On est encore mieux dehors. 
       Et, sur la route déserte, pendant que tous les campagnards prosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser de nos souvenirs, si longtemps que l’office était fini quand nous revînmes au hameau.
       Un filet de lumière passait sous la porte des Bernard.
       — Ils veillent leur mort, dit mon ami. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir. 
       Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire, vernie de saleté, avec ses pièces de charpentes horizontales vermoulues dont les extrémités étaient encastrées dans les murs et sur lesquelles s’appuyaient des poutres secondaires, était pleine d’une odeur suffocante de boudin grillé. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche au pain s’arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu’au plafond l’âcre fumée de sa mèche en champignon. Et les deux Bernard, l’homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.
       Mornes, avec l’air navré et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posée entre eux, un grand morceau de boudin empestant dégageait sa vapeur. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l’écrasaient sur leur pain qu’ils coupaient en bouchées, puis mâchaient avec lenteur.
       Quand le verre de l’homme était vide, la femme, prenant la bouteille de vin, le remplissait.
       À notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nous offrirent de « faire comme eux », et, sur notre refus, se remirent à manger.
       Au bout de quelques minutes de silence, mon ami demanda : »—Eh bien, Antoine, l’aïeul  est mort ? »
       — Oui, mon pauvre monsieur, il a passé tantôt.
       Le silence recommença. Alors, pour dire quelque chose, j’ajoutai : »—Il était bien vieux. »
       Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit :  
       — Oh ! Son temps était terminé, il n’avait plus rien à faire ici. »
       Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu’on me le montrât.
       Les deux paysans, jusque-là placides, s’émurent brusquement. Leurs yeux inquiets s’interrogèrent, et ils ne répondirent pas. Mon ami, voyant leur trouble, insista. L’homme alors, d’un air soupçonneux et sournois, demanda : »— À quoi ça vous servirait ? »
       —À rien, dit Jean, mais ça se fait tous les jours. Pourquoi ne voulez-vous pas le montrer ?
       Le paysan haussa les épaules.
       — Oh ! Moi, je veux ben ; seulement, à cette heure-ci, c’est malaisé. »
       Mille suppositions nous passèrent par l’esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gens mécontents, qui semble dire : « Allez-vous-en », mon ami parla avec autorité :
       — Allons, Antoine, levez-vous, et conduisez-nous dans sa chambre. »
       Mais l’homme, ayant pris son parti, répondit d’un air renfrogné : »— Ce n’est pas la peine, il n’y est pu, monsieur. »
       — Mais alors, où donc est-il ?
       La femme coupa la parole à son mari :
       —Je vais vous le dire moi ! Je lave jusqu’à demain dans la huche, parce que je n’ai point de place. »
       Et, retirant l’assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec une lampe pour éclairer l’intérieur d’un grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d’où sortait, par un bout, une tête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l’autre bout, deux pieds nus.
       C’était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans son manteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieu d’antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui. Ses enfants avaient réveillonné dessus ! Jean, indigné, tremblant de colère, s’écria : »— Pourquoi ne l’avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes ? 
       Alors la femme se mit à larmoyer et dit très vite :
        —Je vais vous dire, mon bon monsieur. Il n’y a qu’un lit dans la maison. Nous couchions ensemble auparavant, puisque nous n’étions que trois. Depuis qu’il est si malade, je couche par terre ; c’est dur, mon brave monsieur, dans ces temps-ci. Eh ben, quand il a trépassé, tantôt, nous nous sommes dit que puisqu’il ne souffrait plus, cet homme, à quoi que cela servirait-il de le laisser dans le lit ? Nous pouvions bien le mettre jusqu’à demain dans la huche, et comme nous ne pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs… 
       Mon ami, exaspéré sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais en disant : »— Ne pas hésiter à mettre un mort dans un grand coffre de bois pour pétrir le pain, la veille de Noël, ça c’est un réveillon ! »
Liège, Belgique, décembre 2015

IX
Les avares sont riches,
mais ils vivent pauvrement !

     Ce matin, je me levai maussade. Toutefois, quand j’appris que le vieux Norbert était mort, je fus remis sur pied. 
       Là-dessus, pas de doute possible, me dit-on, son acte de décès a été signé par le chirurgien, l’employé de l’état civil et l’entrepreneur des pompes funèbres.
       Tout le monde avait l’air content de cette disparition. Au bord du lit, à mon regard étonné, on me certifia que le vieux était aussi mort d’un clou de porte.
       Attention ! Je ne prétends pas savoir ce qui, dans un clou de porte, justifie particulièrement cette comparaison. J’aurais, quant à moi, été tenté de considérer un clou de cercueil comme un morceau de ferraille le plus mort qui soit sur le marché. Sans doute est-ce à la sagesse de nos ancêtres que nous devons  sans doute cette image de mort comme un clou de porte.
       Beaucoup d’hommes d’affaires avaient été associés à la vie du vieux Norbert. Ce dernier, à leur mort, avait été le seul exécuteur testamentaire de leurs biens, leur unique curateur, leur légataire universel, leur seul ami, et le seul, enfin, à porter leur deuil ; encore que ces tristes événements ne le touchassent pas au point de lui faire perdre le sens du commerce et de l’empêcher, le jour même des funérailles, de conclure un marché avantageux.
       Certains, nouveaux venus dans le monde des affaires, appelaient Norbert tantôt par son prénom, tantôt Papa Norbert indifféremment. Le vieux papa Norbert s’en moquait. Il ne voyait qu’une chose : son commerce ! Ah ! C’est qu’il était âpre au gain, le papa ! Il savait, mieux que personne, pressurer, arracher, serrer, gratter. Dur et tranchant comme un silex dont jamais l’acier n’avait fait jaillir une étincelle généreuse ; secret, renfermé, et plus solitaire qu’une huître. Dans son cœur régnait un froid perpétuel qui glaçait les traits de son visage, pinçait son nez pointu, fripait sa joue, lui faisait la démarche raide, les yeux rouges et la voix grinçante.
       Ce froid, Norbert l’imposait partout où il allait, par sa seule présence. Personne ne l’abordait dans la rue pour lui dire avec entrain : « Comment allez-vous, mon cher Norbert ? » Aucun mendiant n’implorait de lui la plus petite obole, aucun enfant ne lui demandait l’heure ; de sa vie, personne, homme ou femme, ne l’avait prié de lui indiquer son chemin. Jusqu’aux chiens d’aveugle qui semblaient deviner sa nature et entraînaient, à son approche, leur maître sous les portes cochères en agitant la queue comme pour dire : « Mieux vaut n’avoir pas d’yeux du tout que d’avoir l’œil méchant ! »
       Mais qu’importait à Norbert ? Il aimait se faufiler le long des chemins surpeuplés de la vie en faisant le vide autour de lui. Sa malveillance, telle la crécelle des lépreux, avertissait ses semblables qu’il n’avait que faire de leurs bons sentiments.
       Le vieux Norbert ressemblait au frère de ma mère décédée, tout le monde en avait peur. Uniquement parce que c’était le riche homme. Il en était un qui n’en n’avait point peur : c’était moi ! Il s’en doutait, par-dessus le marché. Un matin, donc, d’un 24 décembre, Norbert était à son bureau, et fort absorbé par sa besogne. Il faisait un froid sinistre, mordant, et du brouillard par-dessus le marché.
       On entendait haleter les gens qui passaient la ruelle en se frappant la poitrine et en battant la semelle pour se réchauffer.
       Le matin du 27 décembre, à 11 h à peine, quand les cloches venaient de sonner, quand s’était répandue la nouvelle de la mort de Norbert, tout le monde était heureux. Enfin, ils pouvaient tous décrire la personnalité du mort sans que celui-ci ne se rebiffe. Le brouillard pénétrait par toutes les fissures, s’insinuait par le moindre trou de serrure ; un brouillard si épais que les maisons semblaient n’être plus que des fantômes de maisons.
       — Tout a commencé la veille de Noël, en fin d’après-midi, me dit mon cousin. Il paraît qu’il était de fort méchante humeur. Il a dû s’énerver outre mesure et cela lui a porté préjudice… Écoutez plutôt…
       Et j’écoutai.
       Norbert avait laissé sa porte ouverte afin d’avoir l’œil sur un secrétaire, qui s’occupait à taper du courrier sur le clavier d’un pauvre ordinateur installé dans une pièce lugubre presque semblable à une remise, où un petit convecteur brûlait avec difficulté. Ce secrétaire s’efforçait de s’y réchauffer, mais, n’étant pas doué d’une imagination très vive, il en était pour ses frais.
 
     — Joyeux Noël, monsieur, cria soudain une voix enjouée. Et que Dieu vous garde !
      C’était Armand, le secrétaire attitré de Norbert. Il était entré si vivement que son chef ne s’en était pas aperçu.
      — Bah ! grogna Norbert, sornettes que tout cela !
      — Noël, des sornettes ? dit le jeune homme, les joues rougies par le froid. Vous plaisantez, monsieur ?
      — Certainement pas, riposta le vieil homme. Joyeux Noël, vraiment ? Et quel droit as-tu de te réjouir de cette fête, pauvre comme tu l’es ?
      — Dans ce cas, reprit le jeune homme en riant aux éclats, quel droit avez-vous d’être triste, riche comme vous l’êtes ?
       Faute de trouver une meilleure réplique, Norbert se contenta de répéter :
       — Bah ! Sornettes que tout cela !
       — Ne soyez pas de mauvaise humeur, lui conseilla le jeune homme.
       — Et de quelle humeur veux-tu que je sois ? Je vis dans un monde d’écervelés. Joyeux Noël, ma parole ! Au diable ton joyeux Noël ! Qu’est-ce que Noël, pour moi, sinon le moment où il me faut payer des dettes avec un argent que je n’ai pas ; le moment où je me retrouve plus vieux d’un an mais pas plus riche ? Si j’avais mon mot à dire, ajouta Norbert avec indignation, tout idiot qui se promène en criant « Joyeux Noël » perdrait son cou vite fait. Voilà ! Dommage que la guillotine n’existe plus !
       — Allons, monsieur !
       — Parfaitement, mon gaillard ! riposta le vieillard d’un ton sévère. Célèbre Noël à ta guise, et laisse-moi le fêter à mon goût.
      — Fêter ? Mais justement, vous ne le fêtez en aucune façon.
      — En ce cas, laisse-moi ne pas le fêter. Pour le bien que t’ont valu tes façons d’agir !
      — Je n’ai pas toujours tiré tout le profit désirable des bonnes choses de ce monde, je vous l’accorde. Mais j’ai toujours considéré Noël comme un jour de bonté, de pardon, de charité, de joie. C’est le seul jour de l’année, que je sache, où les hommes semblent, d’un commun accord, ouvrir tout grand leur coeur trop longtemps fermé ! Aussi, et bien que Noël ne m’ait jamais apporté un seul euro, je continue à penser que c’est le plus beau jour de l’année, et je dis Vive Noël !
       Le secrétaire, du fond de sa pièce, applaudit malgré lui. Mais, s’apercevant aussitôt de l’inconvenance de sa conduite, il détourna rapidement les yeux.
 
     — Que je vous entende encore, vous, gronda Norbert, et vous célébrerez Noël en perdant votre emploi !
      — Ne vous fâchez pas, monsieur, supplia le secrétaire, et venez dînez chez nous demain.
      — Plutôt mourir, marmonna le vieillard.
       — Mais pourquoi ? s’écria Armand. Pourquoi ?
      — Pourquoi t’es-tu marié ? riposta Norbert.
      — Parce que j’étais amoureux.
      — Parce qu’il était amoureux ! ironisa Norbert.
       — Je suis désolé de vous voir aussi opiniâtre. Mais, en l’honneur de Noël, je conserverai ma bonne humeur jusqu’au bout. Un joyeux Noël, monsieur !
       — Bonsoir, répéta Norbert.
      — Et bonne année !
      — Bonsoir.
       Pourtant, le jeune homme quitta la pièce sans un seul mot de colère. Il prit le temps d’aller présenter ses voeux à l’autre secrétaire qui, tout gelé qu’il fût, y répondit avec chaleur.
      — En voilà un autre, marmonna Norbert. Deux mille euros par mois, une femme, des enfants, et Armand parle de joyeux Noël. Autant aller vivre chez les fous, ma parole !
       En reconduisant Armand, l’autre secrétaire avait introduit deux autres personnes ; deux messieurs imposants, à la mine avenante et qui, chapeau en main, vinrent se présenter dans le bureau de Norbert.
      — Monsieur Norbert, je présume ? demanda le premier.
      Norbert se mit à froncer les sourcils.
      — En cette époque de l’année, consacrée aux réjouissances, reprit le visiteur en sortant un Bic de sa poche, il convient plus encore qu’à l’ordinaire de penser aux pauvres et aux nécessiteux qui souffrent cruellement. Ils sont des milliers de SDF, monsieur, sans avoir un toit pour passer la nuit et Noël...

       — Il n’y a donc pas de prisons ? demanda Norbert.
      — Beaucoup de prisons, si, reconnut le visiteur en remettant son Bic dans sa poche.
      — Et les asiles ? Et les hospices ? ils ont donc fermé leurs pertes ?
       — Non. Mais je voudrais pouvoir dire le contraire.
      — Eh bien ! Voilà une excellente nouvelle !
      L’autre poursuivit sans se démonter.
      — Étant donné que ces établissements n’apportent pas à la foule des malheureux ce rien de bonheur et de bien-être auquel tout être humain a droit, quelques-uns d’entre nous s’efforcent de réunir des fonds destinés à fournir aux pauvres un peu de nourriture, de boisson et de chaleur. Voici la saison, entre toutes, où la misère se fait plus cruelle, alors que l’opulence fait bonne chère. Pour quelle somme dois-je vous inscrire ?
      — Aucune ! cria Norbert. Je ne me goberge pas à Noël, et je n’ai pas les moyens d’aider les oisifs à se goberger. Que vos malheureux s’adressent aux établissements qui sont faits pour les recevoir, grâce aux impôts qui nous sont extorqués. Et ça me coûte assez cher comme cela !
      — Beaucoup ne le peuvent pas, et beaucoup préféreraient mourir que de le faire.
      — Eh bien, qu’ils meurent ! Ils résoudront ainsi le problème de la surpopulation. Messieurs, je vous salue.
       Voyant que toute discussion était inutile et qu’ils ne parviendraient pas à convaincre leur interlocuteur, les deux messieurs se retirèrent.
       Norbert reprit ses travaux, plus satisfait de lui-même qu’il ne l’avait jamais été.
       Cependant, le brouillard et l’obscurité avaient si bien épaissi que l’on voyait courir partout des gens qui offraient leurs services de sortes qu’il n’y eut point trop d’accidents de voitures.
       L’antique tour d’une église voisine disparut dans la brume, et la cloche se mit à sonner les heures et les quarts parmi les nuages, en vibrant comme un vieillard gelé qui claquerait des dents.
       20 h avait sonné. Puis 21 h et 22 à sa suite. Le froid devenait intense. À l’angle de la ruelle, des ouvriers occupés à réparer les conduites d’eau étaient gelées comme l’eau qui coulait des conduites. Ils avaient allumé un brasero autour duquel se pressaient un groupe d’hommes et d’enfants en haillons. Les malheureux tendaient leurs mains vers le feu en clignant les yeux d’un air ravi. Le brillant éclairage des boutiques, où les branches de houx et les baies rouges craquaient à la chaleur des lampes, mettait un reflet rougeoyant sur les visages bleuis de froid des passants.
       La vente de la volaille et de l’épicerie n’était plus un commerce mais une merveilleuse plaisanterie, un spectacle, une fête grandiose. Il était impossible de croire que la triste loi de l’offre et de la demande, de la vente et de l’achat, y eût une part... Le Maire, dans sa résidence officielle, donnait ses ordres à ses cinquante cuisiniers et sommeliers afin que Noël fût célébré avec la munificence qui convient à la maison d’un si grand édile.
       Jusqu’au petit tailleur (condamné le lundi précédent à une lourde amende pour ivresse et désordre sur la voie publique) qui, dans sa mansarde, s’apprêtait à fêter la Nativité. Et le brouillard épaississait encore ! Et le froid se faisait plus cruel, plus mordant. Un gamin, au nez retroussé, pincé, bleui vint se planter devant le trou de serrure de Norbert pour le régaler d’un cantique de Noël. Mais à peine avait-il entamé « Voici Noël, mon beau seigneur, Dieu vous donne joie et bonheur...» que Norbert se précipitait d’un air menaçant, et le jeune chanteur prit la fuite.
       Enfin, Norbert, qui avait travaillé tard à ses comptes, quitta son tabouret de mauvaise grâce ; ce fut comme un signal pour l’autre secrétaire qui avait été obligé en cette veille de Noël de travailler aussi tard que son patron. Sur-le-champ, il éteignit sa lampe à abat-jour vert et se dirigeait vers la porte, tandis que Norbert mettait son chapeau et marquait un temps avant de sortir et regardait fixement le jeune homme.
       
— Vous allez, j’imagine, me demander la journée de demain ? dit Norbert.
      — Si cela ne vous dérange pas, monsieur.
      — Cela me dérange et ce n’est pas juste. Si je vous retenais une journée de salaire ? Vous croiriez-vous voler ? J’en suis sûr. (L’employé eut un pauvre sourire.) Et cependant, reprit Norbert, vous ne me croyez pas volé lorsque je paie une journée de salaire pour une journée de travail que vous ne fournirez pas.
       L’employé fit observer que Noël ne revenait qu’une fois l’an.
      — Mauvais prétexte pour me mettre sur la paille tous les vingt-cinq décembre, dit Norbert en boutonnant sa pelisse. Enfin, vous aurez votre journée de congé, puisqu’il faut en passer par là. Mais soyez ici de bonne heure après-demain matin.
      L’employé promit, et Norbert sortit en maugréant. En un clin d’œil, le bureau se trouva fermé. L’employé partit emmitoufler dans sa grande écharpe blanche, dont les pans lui battaient l’estomac. Vingt fois, il dévala d’une glissade la pente de la grande rue en l’honneur de la veille de Noël puis, à toutes jambes, il courut vers sa maison.
       Norbert absorba un triste dîner dans la pauvre taverne où il avait ses habitudes. Ensuite, ayant passé le reste de sa soirée avec ennui, en entendant partout chanter Noël, qu’il décida de rentrer et se mettre au lit. L’appartement où il vivait avait appartenu autrefois à feu son associé. C’était une enfilade de pièces lugubres, situées dans un bâtiment vétuste, sinistre, dissimulé au fin fond d’une cour et qui paraissait s’y être égaré au temps de sa jeunesse, en jouant à cache-cache avec d’autres bâtiments de son âge.
       Ce bâtiment, seul Norbert l’habitait, car les pièces qu’il n’occupait pas étaient louées comme bureaux. La cour, ce soir-là, était si sombre que Norbert, qui en connaissait pourtant le moindre pavé, dut se diriger à tâtons. Enseveli dans le brouillard et le givre, le vieux porche noir semblait conduire au royaume de l’hiver.
       Or, c’est un fait, le marteau de la porte n’avait rien que de très ordinaire ; c’était un marteau comme tous les marteaux, mises à part, peut-être, ses dimensions exceptionnelles. Norbert, de son côté, avait à peu près autant d’imagination qu’une cuiller de bois, et cela, tout le monde vous le dira. Enfin, n’oublions pas que Norbert - toujours lui - n’avait pas accordé une pensée à autrui depuis le milieu de l’après-midi. Alors, expliquez-moi comment il se fit que notre ami Norbert (il venait d’enfoncer sa clef dans la serrure) vit soudain, non plus le marteau de la porte, mais le visage de son associé décédé ?
       Je dis bien : le visage. Alors que le reste de la cour était noyé par une ombre impénétrable, ce visage rayonnait d’une lumière malsaine, comme une langouste un peu trop faite qui attendrait au fond d’une cave ; il regardait Norbert sans colère, avec l’expression qui lui avait toujours été connue et des fantômes de lunettes se relevaient haut son front de fantôme.
       Les cheveux, détail curieux, semblaient agités par un souffle d’air chaud ; et les yeux, bien que grands ouverts, étaient fixes. Ce dernier détail, joint au fruit livide du visage, en faisait un objet d’horreur. Et, tandis que Norbert considérait ce phénomène d’un regard horrifié, le visage de son associé redevint marteau de porte.
      — Je mentirais, me dit mon cousin pour terminer, si j’affirmais que Norbert était en pleine possession de ses facultés quand il a écrit ces lignes sur une page arrachée à son pense-bête. Il est tout de même étrange qu’un égoïste comme lui ait écrit, d’une main tremblante :
       « J’ai cru sentir courir dans mes veines, à l’instant, le froid des peurs de ma petite enfance. Néanmoins, je sais que je suis le plus fort, puisque j’ai fait tourner la clé d’une main ferme, suis entré et allumai le commutateur. Je me suis arrêté une seconde avant de repousser la porte que je regardais prudemment, attendant peut-être, comme dans un film d’épouvante, le masque de mon ex-associé pointer ! Alors, j’ai réalisé que la fête de Noël que célèbrent tous ces indigents n’est qu’une farce ! Je voudrais ajouter aussi... »
       — D’après le légiste, il est mort à l’heure solennelle, sans terminer son message...
       Lorsque, le matin du 27 décembre, l’employé s’est présenté au bureau, il trouva celui-ci fermé et s’en inquiéta. On a enfoncé la porte et personne ne s’y trouvait. C’est alors que l’autorité s’est rendue à son domicile. 
Il était 11 heures ! Son cadavre gisait sans doute, à même le sol, depuis la Sainte Nuit.

Liège, Belgique, décembre 2015 

  
X
Le petit cochon de Noël

       Tout devait commencer au milieu de l’automne chez les Dubourdieu dans une contrée éloignée de chez moi. Dans une ferme, une truie mit au monde une famille de treize petits cochons. Tous se portaient à merveille, sauf le dernier-né. C’était un petit animal chétif que les autres empêchaient régulièrement d’accéder aux tétines de la mère. Un beau jour, donc, Jean-Louis Dubourdieu ramena l’animal chez lui et le posa sur les genoux de son épouse en disant :
       –– Je te le confie, mais il parvient à peine à tenir sur ses maigres pattes. C’est vraiment un petit avorton.
       Délia Dubourdieu disposa un vieux tablier sur une chaise et y posa le petit avorton. Ensuite, elle fit tiédir un peu de lait, y trempa son doigt et le donna à sucer au jeune animal. Au bout d’un moment, celui-ci s’endormit, réchauffé, tout à fait satisfait.
       Un bibron remplaça bientôt le doigt de Délia et, au bout d’une semaine, le petit avorton était parti pour devenir un porcelet normal et bien portant. Ce couple de fermiers installa une petite caisse près de la porte de la cuisine et leur fils Freddy fut chargé de le soigner.
       –– Engraisse-le, lui avait dit Jean-Louis Dubourdieu, et nous aurons un cochon de lait rôti pour Noël !
       Nourri de belle façon, le petit avorton prospérait à vue d’œil.
       Quand Délia allait chercher les œufs dans le poulailler ou pour jeter du grain aux poules, il la tirait par la jupe. Le petit cochon reniflait tout ce qui se trouvait sur son chemin, manifestant sa joie de vivre par de petits grognements de satisfaction. Il permettait à Freddy de le frotter et de le savonner jusqu’à ce que sa peau fût toute rose. Il ne voyait aucun inconvénient à porter un ruban rose autour du cou, comme c’était la mode dans les temps lointains. Avec son petit museau rond et frémissant, ses petits yeux attentifs et son minuscule bout de queue tout raide, ce petit avorton avait conquis l’affection de la famille.
       Jean-Louis Dubourdieu, qui était une fine bouche, le regardait grossir d’un œil approbateur.
       –– J’ai l’impression que d’ici un mois il ne fera pas mauvaise figure, déclara-t-il en novembre, assis sur le pas de la porte, tandis que le petit avorton écartait du museau les chats qui venaient boire du lait dans son écuelle.
       –– Délia Dubourdieu ne releva pas la remarque. Freddy leva sur son père un regard indigné. Comment pouvait-il être aussi cruel ? Pauvre petit avorton ! Freddy empoigna l’animal et le serra contre son cœur.
       À quelques jours de là, Jean-Louis Dubourdieu demanda à sa femme si elle avait commencé à mettre de côté des croûtons de pain pour préparer la farce du cochon rôti.
       –– Qu’est-ce qui te prend ? s’écria Délia avec impatience. Te figures-tu que cette petite bête va devenir un éléphant ?
       Le petit avorton se mit bientôt à suivre Jean-Louis partout. Il trottait sur ses talons, fourrait son museau rose avec curiosité dans les trous que Jean-Louis creusait pour y enterrer les légumes d’hiver et s’intéressait de près à tout ce qu’il entreprenait.
       À mesure que Noël approchait, Dubourdieu faisait des allusions de plus en plus fréquentes au plat succulent qui se préparait.
       –– Il faudrait peut-être que tu songes à faire un second rôti, dit-il, un cochon de lait, ce n’est pas énorme…
       –– Je pensais rôtir une dinde, dit Délia. La vieille Pauline est grasse à souhait…
       Jean-Louis hocha la tête.
       –– C’est une bonne idée, dit-il.
       Les jours suivants, Dubourdieu augmenta la ration quotidienne de lait et de bouillie du petit avorton et lui donna, en outre, du maïs et du potiron coupé en petits morceaux. Délia pinçait les lèvres d’un air sévère. Freddy portait déjà dans son cœur le deuil du petit cochon, et il évitait son père.
       L’avant-veille de Noël, Jean-Louis Dubourdieu décapita la vieille Pauline, l’ébouillanta et la pluma.
       –– Voilà ta dinde, dit-il à Délia. Quant au cochon, je l’emmènerai ce soir chez Victor. Il veut bien me le tuer.
       Après dîner, il partit, emportant dans une caisse le petit avorton qui se débattait et protestait comme un beau diable. Délia et Freddy restèrent à lire en attendant.
       Vers 21 heures, Jean-Louis Dubourdieu rentra.
       –– Où veux-tu que je le mette ? cria-t-il.
       ––À la cave, répondit Délia froidement.
       Le matin de Noël, le petit cadavre rose apparut dans la cuisine aussitôt après le petit déjeuner. À sa vue, Freddy fondit en larmes et s’enfuit de la cuisine.
       L’oncle Faustin arriva, puis la tante Mamou et tout le reste de la famille. À 13 heures, tout le monde était à table. La dinde était placée devant Délia et, devant Jean-Louis, le cochon de lait doré.
       Une par une, Jean-Louis remplissait les énormes assiettes : une tranche toute rose de cochon de lait, un morceau de peau dorée et croustillante, une cuillerée de purée de pommes de terre mousseuse, battue à la crème, une cuillerée de farce.
       Délia, l’air lugubre, découpait la dinde. Quand Jean-Louis eut servi tout le monde, il lui dit :
       –– Attends ! Je vais te couper une tranche bien juteuse.
       –– Je n’y tiens pas, merci, balbutia Délia.
       Et Délia Dubourdieu se mit à pleurer. Tous les regards se tournèrent vers elle. Les invités étaient stupéfaits. Les yeux de Freddy – pourtant si dur – se remplirent de larmes et les sanglots l’étouffèrent. Jean-Louis se leva de table et sortit.
       Délia s’essuya les yeux.
       –– Pauvre petit avorton ! expliqua-t-elle d’une voix hoquetante. Je l’ai nourri de mes propres mains. Il nous suivait partout… Je ne comprends pas comment Jean-Louis a pu faire une chose pareille !
       À ce moment précis, ce discours entrecoupé de larmes fut interrompu par des cris aigus et saccadés d’un cochon et par la voix grondeuse de Jean-Louis qui criait :
       –– Ferme-la, petit idiot !
       Dubourdieu entra, tenant dans ses bras un petit corps rose et frémissant qui était celui du petit avorton. Tout le monde se leva. La nourriture refroidissait dans les assiettes. Freddy bondit pour embrasser son ami et pour le serrer dans ses bras.
       –– Quoi ? s’écria Délia, bouche bée. Qu’est-ce que… ?  Où… ?
       –– Et bien ! dit Jean-Louis, tout fier de son exploit, quand j’ai vu que vous teniez absolument à manger du cochon de lait aujourd’hui, je me suis dit qu’il fallait trouver un moyen de sauver le petit avorton… Alors, j’ai porté un autre chez Victor !
       Délia s’essuya les yeux. Joyeusement, on attaqua le repas de bon appétit.
       Et le petit avorton, baptisé Noël en ce jour mémorable, mourut très vieux de sa belle mort.


Liège, Belgique, décembre 2015




Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité