La Comédie du sport

Je ne suis pas de ces clercs quinteux, économes de leurs muscles, paresseux ou timides, que tout effort physique inquiète et décourage. J'ai parcouru la moitié de l'Europe à pied et le sac au dos. Je sais, comme tout homme raisonnable, nager, aller à bicyclette, conduire une voiture, tenir une raquette, voire un aviron. J'ai, pendant des années, battu le sol des salles d'armes pour infliger quelque fatigue à ma carcasse de citadin. J'entends bien que mes trois fils seront agiles, adroits, robustes, si la vie me prête assistance. Je ne dédaigne pas l'exercice corporel : je l'aime, je le recommande, je le souhaite souvent, au fond d'une retraite trop studieuse. Mais cette comédie du sport avec laquelle on berne et fascine toute la jeunesse du monde, j'avoue qu'elle me semble assez bouffonne.
Dans la mesure même où il participe de l'hygiène et de la morale, le sport –  acceptons le terme puisqu'il a forcé notre vocabulaire – le sport devait être avant tout, une chose personnelle, discrète ou même un jeu de libres compagnons, une occasion de rivalités familières et surtout, comme disait le mot avant ses aventures modernes, un plaisir, un amusement, un thème de gaieté, de récréation. Le sport. entre les mains de traitants ingénieux, est devenu la plus avantageuse des entreprises de spectacle. Il est –  corollaire obligé – devenu la plus étonnante école de vanité. L'habitude, allégrement acquise, d'accomplir les moindres actes du jeu devant une nombreuse assistance a développé, dans une jeunesse mal défendue contre les chimères, tous les défauts que l'on reprochait, naguère encore, aux plus arrogants des cabotins. Il s'est fait un bien étrange déplacement de la curiosité populaire. Quel ténor d'opérette, quel romancier pour gens du monde et du demi-monde, quel virtuose de l'éloquence politique peut se vanter, aujourd'hui, d'être aussi copieusement adulé, célébré, caricaturé que les chevaliers du « ring  », du stade ou de la piste ? Et je ne parle pas des princes, des spécialistes exceptionnels, des inventeurs, de ceux qui ont des traits d'inspiration, créent un genre, une tradition, se montrent, en quelque mesure, grands par la patience, le courage, la grâce ou la fantaisie. Non, je parle de ces honnêtes garçons qui font correctement les gardiens de but, courent assez bien les cent mètres, savent pédaler longtemps et qui ne peuvent plus ouvrir un journal sans y chercher de l'œil leur profil et le récit de leurs exploits dominicaux. Je parle de ces gentils compagnons qui, dès l'enfance, chérissaient la force, la souplesse, le beau jeu, l'acte élégant et difficile, de ces bons gars que l'on a, petit à petit, gâtés d'orgueil, engagés dans des concurrences absurdes, livrés au pire des publics, celui du cirque, enivrés d'une gloire grossière, perfide, bientôt plus nécessaire que l'alcool. Je parle de tous ces enfants que l'on disait avec juste raison des amateurs parce qu'ils aimaient quelque chose, et que l'on voit se transformer bien vite en sportsmen de métier, vaniteux, cupides, que la moindre défaveur aigrit et dévoie, qui cessent d'aimer leur plaisir dès qu'il devient un gagne-pain.
L'ambition, sans doute noble en soi, de briller au premier rang pousse un grand nombre de jeunes hommes à réclamer de leur corps des efforts auxquels ce corps paraît peu propre. Le sport n'est plus, pour beaucoup, un harmonieux amusement, c'est une besogne harassante, un surmenage pernicieux qui excède les organes et fausse la volonté. Trop vite spécialisé, l'athlète ne se développe pas dans un heureux équilibre. il accuse les stigmates, les déformations et les laideurs où se marque tout excès professionnel.
Dès que les compétitions perdent leur gracieux caractère de jeux purs, elles sont empoisonnées par des considérations de gain ou de haines nationales. Elles deviennent brutales, dangereuses  ; elles ressemblent à des attentats plutôt qu'à des divertissements.
Les jeunes hommes qui prennent, sur leur loisir ou sur leur ouvrage, le temps de cultiver un de ces sports exigeants que soignent les hommes d'affaires avec leur attirail de presse et de gloire, ces jeunes gens risquent de compromettre une carrière substantielle pour une brillante illusion. Quel saint, ayant à choisir entre un emploi obscur dans quelque ministère et l'espoir d'être un jour capitaine de foot-ball, garderait la sérénité ? Qui ne lâcherait l'austère proie pour l'ombre enivrante ? Dans le dessein de pousser notre jeunesse française à ce culte des sports, on a fait jouer les plus vénérables ressorts. On a dit que la patrie menacée, appauvrie, peut avoir besoin, quelque jour, d'une jeunesse endurcie, trempée par les jeux de force et d'adresse. L'argument est sans valeur si l'on s'en rapporte à l'histoire. La grande guerre fut faite, en France du moins, par des paysans, des employés, des ouvriers, des bourgeois, des intellectuels, sans culture sportive pour la plupart et qui, pendant près de cinq ans, ont montré des vertus physiques et morales dignes de considération. En revanche, certains princes du sport n'ont même pas compromis leur grandeur dans les misères de la troupe.
Entre tous les griefs que soulève cette curieuse querelle, on ne saurait passer sous silence l'éternelle question du langage. Les professionnels du sport ont acclimaté, chez nous, un jargon ébouriffant, presque intraduisible, farci de mots étrangers, employés hors de propos, prononcés de façon comique, engagés dans des métaphores que le bon sens désavoue, – je ne parle pas du bon goût.–
Au lendemain de la guerre, nombre d'écrivains ont fait une généreuse tentative pour doter le sport d'une littérature lisible. Grand dessein, assez vite abandonné. Le publie lettré n'a pas encouragé ces effusions olympiques. Pour le public des stades, il se moque bien des belles lettres. Quant aux acteurs des orgies musculaires, ils sont grisés d'un encens tout autre que celui des jeunes romanciers ; ils n'ont même pas ouvert les livres qui célébraient seulement la chose et ne nommaient pas toujours les gens. Comme on écrit, somme toute, dans l'espoir de se faire lire, les poètes, désappointés, ont restitué le sujet aux journalistes spéciaux.
Georges DUHAMEL, « Scène de la Vie Future » 1930.

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