M. Alice au pays des Merveilles
Il fait froid. Il fait gluant, les
parapluies se retournent Nous sommes au mois de décembre. La pipe aux coins des
lèvres, je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas
connaître, comme chantait Charles Aznavour. Nous approchons de Noël, de la fête
où on raconte des histoires. La mienne est connue du monde entier. Je veux dire
par-là que les petits garçons de tous âges l’ont entendues au moins une fois
dans leur vie. Comme moi. Je n’ai jamais rencontré Charles Dogson, l’auteur des
Aventures d’Alice au pays des Merveilles,
qui écrivait des contes pour enfants sous le pseudonyme de Lewis Carroll.
Bizarrement, il aimait les mathématiques.
Grand, mince, pâle, il avait des
cheveux bruns et ondulés. Quand il vous regardait, une lueur de bonté éclairait
ses yeux d’un bleu sombre –– c’est ce qu’on ma dit. Sa mise avait quelque chose
de curieux que ceux qui l’on connue n’ont pas oublié. Il ne portait jamais de
manteau sur son costume noir et cela même par le froid le plus rigoureux ;
en revanche, on ne le voyait jamais sans chapeau. Et, la température fût-elle
torride, il portait toujours des gangs de laine noire.
On m’affirma qu’un jour où
avait lieu dans un quartier une réunion d’enfants, M. Alice au pays des Merveilles, ainsi qu’on l’avait surnommé,
arriva à l’improviste pour voir un des mes aïeux. Quelle joie ! Il demanda
à la ronde si les enfants qui étaient présents faisaient des additions à
l’école et, en chœur, tous les enfants répondirent par l’affirmative. Il y eut,
paraît-il, quelques secondes de silence, puis Lewis Corroll déclara : “J’ai
peur que votre école ne vaille pas grand-chose. En ce qui me concerne, je ne
fais jamais l’addition : je commence par inscrire le total, puis je pose
l’opération.”
Comme l’étonnement coupait la
parole aux enfants, il poursuivit : “Nous allons faire ensemble des
opérations.”
Il inscrivit quelques chiffres
sur une feuille de papier qu’il confia à
tante Jeanne sans la montrer aux enfants.
–– Ce sera le total de notre
addition, une fois que nous l’aurons posé, annonça-t-il.
Sur une autre feuille de
papier, il inscrivit la date de la bataille de Hastings –– je ne l’avais jamais
connu et j’appris par cette connaissance qu’il s’agissait de la bataille
remportée par Guillaume le Conquérant
sur les Anglo-Saxons : 1066
Puis, désignant une petite
fille, il lui demanda d’écrire sous le nombre 1066 n’importe quel nombre de
quatre chiffres. Lui-même inscrivit alors au-dessous un autre nombre de quatre
chiffres. Un petit garçon, à son tour, proposa un quatrième nombre. Lewis
Carroll en ajouta un cinquième. Finalement, l’addition se présenta de la façon
suivante :
Lewis Carroll 1066
Petite fille 3478
Lewis Carroll 6521
Petit garçon 7159
Un
petit garçon particulièrement doué fut invité à faire l’opération, et annonça
que le total était 21064.
Tante Jeanne lut alors le
nombre inscrit sur la feuille de papier que lui avait confiée Carroll c’était
le même, 21064.
Plus facile qu’on ne croit
En fait, le « tour »
était moins mystérieux qu’il ne paraissait au premier abord. Quel que fût le nombre inscrit par l’un des
enfants, Lewis Carroll posait chaque fois au-dessous qui, ajouté au précédent,
donnait pour total 9999. On pouvait donc choisir n’importe quel nombre, il
connaissait d’avance le total de l’opération : c’était deux fois 9999,
plus le nombre posé en haut de la colonne. Comme il calculait de tête, c’était
encore plus simple pour lui : il comptait
20000 moins, moins 2, plus 1066.
Comme on le suppliait de
raconter un autre de ses tours, il demanda à l’un des jeunes enfants d’inscrire
le nombre 12345679. Cela fait, il le considéra d’un air pensif.
–– Tu ne formes pas très bien
tes chiffres, dit-il. À
ton avis, lequel est le plus mal écrit ?
Le petit garçon fut d’avis
qu’il s’agissait du 5. Là-dessus, Carroll lui conseilla de multiplier le nombre
posé par 45. Quand le gamin eut, non sans peine, terminé l’opération, il eut la
surprise de constater que le produit était 555555555.
–– Et si j’avais dit 4, demanda-t-il,
qu’est-ce que vous auriez fait ?
––
Dans ce cas, je me serais arrangé pour que le produit de la
multiplication soit uniquement composé de 4, répondit Carroll.
Il aurait dit au petit garçon de prendre
pour multiple 36, soit 4 fois 9. Si l’enfant avait dit 3, il aurait choisi 27
(3 fois 9), et ainsi de suite. Le multiple indiqué correspondait chaque fois au
chiffre choisi par l’enfant, multiplié par 9.
Une autre fois, il fut invité à une réunion
d’enfants. Sitôt entré dans la maison, il se met à quatre pattes et fait ainsi
irruption dans le salon en grognant comme un ours. Mais il s’était trompé de
maison. Il était entré par erreur chez une dame qui offrait le thé à ses amies.
Bien entendu, toutes ces dames prirent notre ami pour un fou.
Il adorait les enfants et se plaisait en
leur compagnie. En musant, voyage, en promenade, il se liait d’amitié avec ceux
qu’il rencontrait.
Non content d’être pasteur, il enseignait
les mathématiques dans un collège d’Oxford. Il possédait là, dans ses
appartements, un placard plein de déguisements. Et on dénichait toujours chez
lui un nouvel objet musant, telle cette chauve-souris à ressors qui faisait le
tour de la pièce.
Un pique-nique et
une histoire.
En 1862, d’après mes sources, Lewis Caroll
emmena les trois filles de M. Lidell, un de ses collègues, faire un pique-nique
au bord de la rivière. L’une de ces petites filles se nommait Alice. Le goûter
terminé, les enfants réclamèrent à grands cris une histoire, et Lewis Carroll s’exécuta.
Il raconta celle d’une petite fille qui, ayant suivi un lapin blanc au fond de
son terrier, rencontra là des gens extraordinaires et vécut des aventures
merveilleuses. Il intitula son récit Les Aventures d’Alice au pays des Merveilles.
La véritable Alice aima tellement cette
histoire qu’elle supplia son grand ami de l’écrire pour elle. Et Lewis Carroll,
pour lui faire plaisir, passa toute la nuit suivante à écrire les aventures
d’Alice, afin de n’en oublier aucun détail.
Ce petit livre manuscrit demeura sur la
table des Lidell, pour que les visiteurs puissent le voir. Tout le monde
pressait Lewis Carroll de le publier, mais il ne pouvait se décider à le faire.
Il fallut que Sir John Tenniel, le célèbre dessinateur de Punch, proposât d’illustrer lui-même le livre pour que l’auteur
consentit à sa publication.
Alice
fut publiée –– d’après mes sources –– en 1865 et conquit immédiatement le cœur
de tous ses lecteurs. La Reine Victoria invita l’auteur à lui rendre visite. Au
moment où il s’apprêtait à se retirer, elle lui dit :
–– Je tiens à ce que vous m’envoyiez un
exemplaire du prochain livre que vous écrirez.
Lewis Carroll obéit à cet ordre
royal ; mais la reine dut être très déçue car ce livre fut un ouvrage très
savant sur les mathématiques.
À
l’attention de Madame Alice Darfeuille,
Journaliste
à iTélé,
1, rue les Enfants Des Paradis, Paris,
Avec toute ma
sympathie,
Liège (Belgique), décembre 2015
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