La difficulté d'être, à ce jour...
On lui avait dit qu’il était un homme.
On lui avait dit qu’il avait eu un accident de voiture. On lui avait affirmé
qu’il était né en telle année et qu’il avait donc tel âge. Il avait fait des
études, allant même jusqu’à obtenir un master en philosophie et Lettres dans
telle université. Il habitait telle ville, dans tel pays, où tout le monde le
connaissait et où il connaissait tout le monde. Il avait dit que rien de tout
cela ne correspondait à sa personnalité.
Cette conversation, loin d’être finie, avait
pris une tournure des plus étranges : on lui avait dit qu’il possédait
plusieurs milliards. Il avait dit : “Je ne suis pas Donald Trump !”
Il était un as en informatique ! Il ne savait pas ce que c’était. Quand on
lui demanda s’il savait où il se trouvait, il avait dit : “Non.” De quoi
se souvenait-il exactement de sa vie ? Il n’avait aucune notion de ce que
pouvait être la vie dont on lui parlait. Peut-être la dernière question allait-elle
réveiller en lui des souvenirs : “Vous vivez seul ?”
Un déclic allait-il se produire, s’il
s’en produisait un ? Personne ne pouvait le dire avait certitude. Toujours
est-il que cette affirmation l’avait interpellé. Il avait dit, en regardant le
plafond : “Je ne sais pas. Peut-être. Je ne me souviens pas. » Ce fut
tout. Mais, maintenant, on venait de s’apercevoir qu’un simple détail lui avait
fait retrouver la mémoire. Enfin, peut-être. Il ne fallait pas crier victoire
trop vite. D’ailleurs, ce fut le cas. On avait repris toutes les questions et
affirmations dans l’ordre, depuis le début, sans pour autant recevoir la
moindre réponse. Il s’était à présent enfermé dans un mutisme absolu, ce qui
était encore plus exaspérant que de recevoir des réponses qui semblaient
irréelles. Certains, sinon presque la majorité des hommes rassemblés autour de
lui, le déclarèrent fou.
Sauf un.
On ne devenait pas fou comme ça, d’une
heure à l’autre, sans une raison précise. S’il avait été fou, il aurait voulu
raconter au monde entier tout ce qu’il savait et tout ce qu’il avait dû subir
pour en arriver là !
Donc, ça ne collait pas !
À quelle heure, en quel jour, en quelle
année, un homme, qui s’est distingué tout au long de sa vie, décide-t-il d’en
vouloir au monde entier en tenant des propos qui n’ont pas de sens ? On ne
savait pas. Toujours est-il que personne ne savait ce qui avait poussé cet
homme dans un tel retranchement sur lui-même.
On convoqua son ami de toujours, afin
de lui parler en aparté et de lui expliquer dans le détail où en était l’état
de santé de son compagnon. Avait-il remarqué quelque chose d’inhabituel dans
son comportement ? Il sembla que les questions lui posées ne le
surprenaient guère. Il fallait en savoir bien davantage. On insista. Enfin,
après une longue attente, son ami se montra coopératif, voyant qu’il ne
s’agissait pas d’une blague.
Lundi, il était sorti acheter le journal
habituel que lisait son ami. Il dormait profondément, depuis qu’il était
retraité. Il ne s’occupait plus depuis trois ans d’informatique et, lorsqu’on lui
téléphonait pour lui confier un problème rencontré à la société, il répondait
évasivement ou pas du tout. Il n’avait pas été mis au chômage ni congédié pour
une raison ou pour une autre. Il y a trois ans, il était rentré en déclarant
qu’il ne désirait plus travailler et qu’il avait donné sa démission. Cet
abandon, son compagnon n’en n’avait jamais connu les véritables raisons.
Il restait couché des journées entières
sur un divan de couleur blanche aux lignes tigrées. Il mangeait avec appétit,
buvait son verre de gros rouge, fumait sa pipe dont le pot à tabac était situé
sur une petite table basse. En ce temps-là, il s’était mis à écrire,
sans doute pour se distraire ou pour passer le temps. Sa conversation était
limitée.
Il avait envoyé un manuscrit à un
éditeur très connu du pays, sans espérer recevoir une réponse positive de
l’éditeur. Lorsqu’il avait reçu une lettre à en-tête de ce dernier, il avait
murmuré : “ Je connais déjà le contenu de cette lettre. Je peux en deviner
les phrases écrites, toutes sur le même modèle, par la secrétaire de rédaction.
“Cher Monsieur, C’est avec le plus grand intérêt que nous avons pris
connaissance de votre ouvrage intitulé : « La
difficulté d’être, à ce jour. » Cette prose montre un véritable besoin
d’écrire…
Il n’avait pas poursuivi sa lecture,
avait froissé la lettre qu’il avait enfouie dans une poche de son pantalon.
Lorsqu’il s’était retrouvé devant la porte de son appartement celle-ci s’était
ouverte vivement et il avait entendu les mots : “Alors ?” “Refusé,
comme le triste débutant que je suis… Ils ont raison, tu sais, je ne suis qu’un
scribouilleur, un plumitif ! Sans plus.” Son ami lui avait dit de ne pas
se jeter la tête contre le mur, que Rome ne s’était pas faite en un jour et, à
présent qu’il était à la retraite, il aurait tout le temps d’écrire autre
chose !”
Il avait ôté son veston, ôté sa cravate
à bon marché qu’il mettait toujours pour descendre afin de relever son
courrier. Il ouvrit, ensuite, sa chemise à carreaux et se débarrassa de son
pantalon. Voilà ! Maintenant, il était tranquille, il pouvait vivre sans
s’en faire, dans sa solitude comme il l’aimait, sans un bruit extérieur grâce
aux triples vitrages.
Allait-il encore manger de la soupe aux
choux ? Ou bien, pour changer, des restes de viande froide, accompagnés de
jambon et de moutarde de Dijon. Il n’y aurait pas de frites, mais du macaroni
au gratin. Son ami avait brossé son pantalon et son veston et, comme des pièces
de monnaie tombaient d’une poche de son pantalon, il lui avait demandé la
permission de fouiller ses poches.
Chez eux, aucun n’ouvrait le courrier
de l’autre, aucun ne regardait dans les poches du conjoint. Il avait retiré bon
nombre de cents de la poche et quatre pièce d’un Euro. Son ami déposa ce butin
sur la table de la salle à manger, puis se mit en devoir d’examiner la poche
gauche d’où il sortit un papier froissé roulé en boule. Il l’avait regardé et
son ami lui avait dit : “Tu peux lire, c’est ma lettre de refus.”
La lettre, une fois défroissée, cet ami
s’était mis à la parcourir, mal à l’aise. Ensuite, il l’avait regardé et, ne
comprenant pas, il avait interrogé curieux : “Et alors ? Pourquoi
fais-tu cette tête là ? Pour un premier livre, tu n’es pas content ?
Il y a beaucoup d’auteurs qui voudraient recevoir une pareille lettre d’une
maison d’édition !” “Ne te moque pas, avait-il répondu, c’est raté, c’est
raté, je ne vais pas me suicider pour ça ! Pas encore !” Son
compagnon avait le sang aux pommettes. Il lui avait dit : “Je suis
tellement heureux pour toi !”
Son ami, à présent, se souvenait qu’il
l’avait regardé comme avec un regard mauvais, tandis qu’il tombait dans un
silence profond. Il s’était dirigé vers lui, l’avait regardé étonné par ce
silence, avait lu la lettre à haute et intelligible voix : “ Cher
Monsieur, c’est avec le plus grand intérêt que nous avons pris connaissance de
votre ouvrage intitulé : « La difficulté d’être, à ce
jour. » Cette prose montre un véritable besoin d’écrire et c’est
avec joie que notre Comité de lecture vous propose de prendre rendez-vous avec
notre service éditorial afin de nous entendre sur les modalités d’un contrat de
publication et afin que nous puissions diffuser votre œuvre chez tous nos
libraires…”
Son livre avait été accepté. Il
deviendrait célèbre –– bien qu’il n’écrivît pas pour cela. Son livre respirait
la joie de vivre, l’amour du prochain, la beauté intérieure du couple que son
ami et lui formait, les premiers mots échangés avec une grande hésitation, ne
sachant pas si on allait y arriver ; il décrivait les premières années de
sa vie, son enfance, son adolescence, sa vie d’homme ; et, enfin, il
décrivait, avec pudeur, la rencontre de l’amour que certains croyaient
impossible parce qu’ils avaient raté l’instant qui aurait pu changer leur vie.
Ce livre ne s’adressait-il pas à ceux qui avaient manqué l’autobus ?
Tout cela était familier pour cet
homme. Un regard discret, une intonation de voix exprimant la déception du
moment ou, au contraire, la satisfaction, le ravissement. Il avait écrit tout
ça, et bien d’autres choses encore. Et tous ces mots assemblés, toutes ces
phrases alignées démontraient des moments vécus, une vie bien remplie. Son ami
avait lu cet ouvrage. Il s’était reconnu, ce n’était pas un livre de cuisine,
comme beaucoup en écrivent, mais l’histoire d’une vie : la leur et celles,
pourquoi pas, de leurs enfants, si le gouvernement les acceptait. Tout y était.
Du début à la fin. Bien qu’ils n’eussent point encore finis leur existence
merveilleuse. Ce livre était une Bible de l’amour d’un couple.
Les psychiatres n’eurent pas besoin de
se demander plus avant les raisons de la sidération de la vie psychique de cet
homme ; une sidération rencontrée dans un déficit intellectuel sévère qui
était survenu parce qu’il n’avait pas parcouru la lettre de l’éditeur
entièrement. Il s’était contenté de lire les premières phrases, celles envoyées
aux auteurs refusés.
Néanmoins, il avait besoin de soins et
de repos.
Son ouvrage fut vendu, à des millions
d’exemplaires, en Suisse ; en France, rien qu’en métropole, il fut vendu à
près de 600 mille exemplaires.
Cet ouvrage fut un bestseller et il
rapporta gros à son éditeur. L’auteur ne connut malheureusement pas le succès
de son livre car, par un mois de juin ensoleillé, il se suicida plus ou moins
inconsciemment dans une annexe de l’hôpital psychiatrique où il avait été
interné pour coups et blessures sur autrui.
Son compagnon, qui éprouva
toujours pour lui une attraction romantique et émotionnelle, se mit à vivre
avec le riche éditeur de feu son ami qui, bien qu’hétérosexuel, avait compris
qu’être homosexuel était simplement une variation naturelle de la sexualité
humaine.
Christian Jean Collard, juin 2017,
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